What’s the Difference between Talent and Gift? – with French Pianist Laurent Boukobza (Part 1)
PART 1
Jessica : Laurent, bonjour ! Bienvenue sur French Voices !
Laurent : Bonjour Jessica, merci de m’inviter.
Jessica : Ah ben merci à vous de prendre un petit peu de… de temps pour cette interview. Alors, nous avons mis/nous avons été mis en contact par donc Hannah qui est votre compagne[1]…
Laurent : Absolument.
Jessica : Et qui est… voilà : Hannah…
Laurent : Elle est américaine… désolée de vous interrompre mais en fait, oui elle est américaine et elle cherche à apprendre le français. On est ensemble depuis 3 ans, 4 ans. Et elle cherche à… vraiment à apprendre le français, elle a cherché différentes méthodes. Les livres, tout ça, bon c’est… ça fonctionne mais pas tant que ça. Et puis elle a découvert votre podcast, elle a été enchantée, elle a été ravie, elle a écouté ça dans la voiture en permanence puisque on voyage entre Melbourne, Floride, et non pas Melbourne, Australie, mais Melbourne en Floride…
Jessica : Ouais.
Laurent : …vers Orlando où elle travaille puisqu’elle est professeure de piano. Et… et elle écoute les podcasts… donc c’est une heure de trajet donc elle écoute un ou deux podcasts. Et elle revenait tous les soirs à la maison en me disant : « Qu’est-ce que c’est que ce mot-là, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que tu peux me traduire ? ». Parce qu’apparemment vous invitez des gens avec des accents aussi différents, il y avait des Canadiens.
Jessica : Oui.
Laurent : Je me souviens d’un Canadien, c’est assez rigolo.
Jessica : C’était Serge. Hm hm.
Laurent : Probablement. Parce que pour les Français, l’accent canadien, ça reste quand même un accent particulier, qui nous fait toujours sourire au moins, si ce n’est pas rire. C’est jamais méchant hein. Les Français adorent les accents. On en a beaucoup en France aussi des accents. Entre l’accent du Nord de la France, l’accent du Sud, l’accent de l’Est, l’accent parisien, ou parigot même, comme on l’appelle.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Bon, c’est… c’est quand même des accents très très différents. Je parle même pas du patois utilisé. Le patois, ça peut aller encore plus loin, au point où moi je comprendrais absolument rien de ce que quelqu’un du Nord, s’ils utilisent leur patois, ou si les gens du Sud s’ils utilisent leur patois, c’est incompréhensible.
Jessica : Alors, là c’est carrément une… une langue différente en fait. Ce qu’on app… ce qu’on appelle patois ou dialecte…
Laurent : C’est ça.
Jessica : C’est… c’est complètement… Les mots sont différents, la grammaire peut être différente également.
Laurent : C’est ça. Là, on va très loin, on change carrément, on n’est plus tellement… plus tellement dans le français. Il y a des mots communs, un… par exemple, dans le Nord de la France, parce que ma mère est du Nord, un kawa, c’est un café, et un ch’ti c’est un petit. Donc c’est quand même relativement proche. Kawa, café, ch’ti… un ch’ti kawa, c’est un p’tit café.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Bon, comme ça à brûle-pourpoint[2], « ch’ti kawa », ça veut rien dire, quoi.
Jessica : Je pensais à « k-way »[3] moi, donc j’étais pas du tout dans le même registre mais…
Laurent : Ouais, c’est ça. Exactement. Et puis une serpillière, c’est une « ouassingue », et ainsi de suite. Bon. Il y en a des comme ça, ça c’est rigolo. Mais de la part d’Hannah, donc elle me faisait écouter tout ça. Et elle était très très enthousiaste. Et un jour, dans votre podcast, vous avez invité un musicien. Et elle m’a dit : « Oh la la ! ».
Jessica : Eh oui ! Ignace.
Laurent : Un violoniste, qui venait du conservatoire supérieur de Paris. Enfin, elle m’en a parlé assez rapidement. Et puis je lui dis… elle me dit, tu sais, il faudrait qu’elle parle de toi, t’es un grand artiste, t’es un grand musicien et tout ça. Et je lui dis bah écoute, c’est gentil, envoie un message à Jessica si tu veux. Et puis voilà, on a été mis en contact et puis je vous remercie vraiment beaucoup de… de m’inclure dans… dans votre liste de personnes qui… qui parlent dans votre podcast. Je suis très… très flatté, très honoré et très très très heureux. Donc encore merci.
Jessica : Oh et puis merci surtout et aussi bonjour à… à Hannah pour nous avoir mis en contact et pour être une fidèle auditrice du podcast.
Laurent : Elle va être contente, là, elle va écouter.
Jessica : Ouais. Bah j’en profite pour passer une annonce. Si vous écoutez French Voices et que vous connaissez des personnes qui sont francophones, donc pas nécessairement Françaises, mais dont la langue native est le français. Donc peut-être des personnes, voilà du Québec, ou de Suisse, ou des départements d’outre-mer. Et qui ont une profession ou une passion qui pourrait être… être intéressante, mettez-nous en contact parce que je recherche toujours des personnes pour faire mes interviews.
Laurent : Voilà, et j’en suis une preuve flagrante.
Jessica : Et vivante ! Alors… alors, pour commencer, vous allez peut-être pouvoir m’aider avec le français. Parce que j’ai fait quelques recherches sur vous et vous êtes un concert pianist.
Laurent : Oui, c’est ça, pianiste concertiste. Ouais.
Jessica : Pianiste concertiste, voilà. Bah voilà, je connaissais pas le… le terme… le terme français.
Laurent : Ouais. Enfin, concertiste… enfin, pianiste. En français, on dit pas pianiste concertiste. Parce qu’en général, quand on est pianiste, on est pianiste. On est pianiste ou prof de piano. Mais aux Etats-Unis, les pianistes sont souvent des profs de piano, donc il faut dire pianiste concertiste, alors concert pianist pour que les gens comprennent que on fait vraiment des concerts.
Donc il y a une grosse différence. Parce que en France, on a un système de conservatoire qui est extrêmement bien cadré[4], très très bien organisé, dès le plus jeune âge, avec des listes d’attente, avec des professeurs extrêmement compétents et de très très haut niveau. Dans… dans les plus petits niveaux, on a des gens qui sont très très forts déjà en tant que professeur. C’est malheureusement une chose très très différente aux Etats-Unis qui offre aussi d’autres choses hein. Je dis pas que la France est mieux que les Etats-Unis loin de là et d’ailleurs je suis maintenant Américain depuis 3 ans et j’habite aux Etats-Unis depuis 17 ans donc mon but n’est pas du tout de dire que la France est meilleure que les Etats-Unis. C’est juste deux systèmes totalement différents.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Et j’ai souvent donné, en tant que pianiste, en tant que professeur de piano, des master class ou des présentations… des clinics, comme ils appellent ça aux Etats-Unis. Je sais pas trop comment on dit en français. Mais…Des présentations en fait aux professeurs de musique ou de piano des Etats-Unis du système français. Et comment on était classifié, comment on était recruté en tant que professeur, en tant qu’élève. Le système qui permettait de réussir ou de ne pas réussir. Les voies[5] qui permettaient une réussite absolue entre guillemets et puis d’autres qui vous mettaient sur une « voie de garage »[6] entre guillemets, où on était sorti du système et on était réellement « labellé » en tant qu’amateur et non plus du tout en tant que professionnel. Tout ça c’est très très bien cadré en France.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Et dans beaucoup de conservatoires en Europe d’ailleurs. C’est pas particulier à la France. Aux Etats-Unis, il y a pas de système de conservatoire. Le… le seul moment où les choses deviennent cadrées, c’est l’université.
Jessica : Ok.
Laurent : Et donc, c’est… c’est… c’est un challenge. Enfin c’est… En français, on dit challenge aussi hein. Mais c’est une difficulté énorme pour les parents et les professeurs parce qu’on se rend compte assez rapidement que… un élève américain, à 6 ans, reçoit au plus une heure de cours par semaine. En France, ils reçoivent déjà trois heures de cours par semaine. Et plus on grandit dans les âges aux Etats-Unis, plus on garde une heure par semaine de cours. Qui inclut tout : le solfège, le déchiffrage, le piano, enfin bon beaucoup de… d’instruments. Alors qu’en France, plus on grandit, plus on a de classes supplémentaires, et on se retrouve, quand on veut devenir professionnel, entre 5 à 8 heures de cours par semaine.
Jessica : Hm. Donc avec beaucoup plus de pratique en fait.
Laurent : Ah, bah oui ! Énormément plus de pratique. Avec des professeurs qui sont tous spécialisés dans leur domaine. Donc on a un professeur de solfège qui est spécialisé en solfège, on a un professeur de déchiffrage qui est spécialité/spécialisé pardon, en déchiffrage. Un professeur de piano qui est un pianiste. Concertiste mais un pianiste. Dans ce cas-là, on utilisera le terme de piano en France, de pianiste. Et ainsi de suite. Donc on a des gens très qualifiés, qui ont été extrêmement sélectionnés avant de pouvoir enseigner dans ces conservatoires. Donc vous imaginez le niveau d’enseignement qu’on a.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Et ensuite, on a ce qu’on appelle la Médaille d’or. Alors, ça a changé beaucoup de nom. C’est dans les conservatoires nationaux de régions, ou les conservatoires à rayonnements régionaux. Les termes changent souvent. Mais si on veut simplifier le… le système français, ou européen, il y a trois niveaux de conservatoire à peu près. Un par ville, un par département et puis les deux supérieurs. Et tout le monde veut rentrer au… au National Supérieur de Paris ou de Lyon. C’est les deux grandes villes en France.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Et malheureusement, ça va pas être le cas. A peu près, les 200 élèves qui ont des médailles d’or, c’est-à-dire qui réussissent dans le deuxième niveau, dans le niveau où il y a un conservatoire par département… c’est une simplification hein, c’est pas tout à fait comme ça mais c’est pour simplifier. Ceux qui réussissent le plus haut niveau dans ces con/dans ces départements… il y a 95 départements en France… se retrouvent au conservatoire de Paris. Ils sont à peu près 200 et on va en prendre que 15. Donc il y en a 185 qui vont être rejetés quand même. Et sur ces 15, il y en a que la moitié qui vont avoir le Premier Prix.
Jessica : Ouah !
Laurent : Et sur ces 7 qui vont avoir le premier prix, il y en a encore que la moitié ou le tiers qui vont avoir le troisième cycle. Et à peu près 1 sur 10 va passer des concours internationaux de piano pour essayer de faire une carrière en tant que pianiste. Donc on est dans une sélection de l’élitisme à fond.
Jessica : Hm hm.
Laurent : C’est pas du tout comme ça que ça fonctionne aux Etats-Unis hein. Là, on a un système totalement différent qui crée aussi des… d’immenses avantages pour les musiciens. Parce qu’on dégoûte vraiment personne aux Etats-Unis. On permet à tout le monde d’avoir accès à la musique. On permet à tout le monde d’enseigner. On permet à tout le monde. Mais le « permet à tout le monde » aussi ne signifie pas forcément que l’enseignement est fourni au plus haut niveau et que les diplômes obtenus sont donnés aussi aux gens qui sont au plus haut niveau. Donc on a… on a un petit débat là. Je veux pas… je veux pas me faire poursuivre en justice pour ce que je dis mais disons que… les… l’équivalence de diplômes entre les Etats… les Etats-Unis et l’Europe sont extrêmement délicates. Extrêmement délicates.
Jessica : Hm hm. Oui, donc ça… ça permet à tout le monde d’avoir accès à la musique, mais ça peut aussi créer un petit peu de… de désillusion et puis des grosses déceptions[7] si on passe des années à étudier la musique dans l’espoir de… de percer sans en avoir peut-être finalement les capacités ou… est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?
Laurent : C’est exactement ça.
Jessica : Ouais.
Laurent : J’aurais pas pu le dire mieux. Bravo.
Jessica : C’est un petit peu comme le cinéma, enfin je suppose. Surtout aux Etats-Unis, vouloir percer à tout prix et puis finalement se retrouver à faire juste des petites publicités ou des petits sitcoms parce que on nous a pas dit avant qu’on n’avait pas le… le talent nécessaire ou… enfin c’est comme ça.
Laurent : Et encore. Enfin, je connais vraiment rien au cinéma donc ça me paraît difficile de faire une… une analogie. Mais ce que je dirais, c’est que déjà arriver à faire des sitcoms ou des publicités me paraîtrait…
Jessica : C’est déjà bien.
Laurent : C’est une immense réussite en musique par rapport à… aux désillusions qu’ils peuvent avoir. Je parle de désillusions et je citerai évidemment ni de noms d’écoles, ni de noms d’élèves. Mais j’ai vu très souvent des élèves avoir des maîtrises… en musique. Et terminer dans une banque.
Jessica : Ouais.
Laurent : Donc là on n’est plus du tout dans le même travail. Enfin ou de… dans des assurances. Donc on est vraiment dans le cas de figure où on a fait croire à un élève pendant quatre ans de… Undergrad, comme ils appellent ça, et en deux ans de maîtrise, que ils auraient un diplôme qui leur permettrait de devenir professionnel dans ce métier, et ils se rendent compte que malheureusement, lorsqu’ils cherchent du travail dans le métier qu’ils aiment et qu’ils ont aimé pendant toutes ces années, ben il y a aucune… il y a aucune ouverture. Donc ils se retrouvent sans ce métier. Donc c’est un petit… c’est un petit peu difficile aussi. Donc on peut créer… un certain amateurisme, malheureusement, oui.
PART 2
Jessica : Ouais. Alors, est-ce que vous diriez que il faut un… un certain talent pour jouer au piano ou est-ce que c’est un instrument qui est potentiellement accessible à tous à partir du moment où on pratique ?
Laurent : C’est une très bonne question. Alors… vous avez de très bonnes questions, j’aime beaucoup vos questions.
Jessica : Ah bah merci beaucoup !
Laurent : Euh je dirais… en fait, en musique, je pense pas que ce soit lié au piano. Il y a ce qu’on appelle le talent et il y a ce qu’on appelle le don.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Moi ce que j’appelle le don, c’est lorsqu’on a la capacité de… de comprendre et de jouer de l’instrument très rapidement. C’est-à-dire que c’est un peu comme si on était né avec l’instrument dans les doigts. Ça paraît…
Jessica : Ouais.
Laurent : Tout paraît une évidence. Ça c’est du don.
Jessica : Des facilités d’apprentissage en fait.
Laurent : Voilà, exactement. Comme des gens qui apprennent des langues extrêmement rapidement. Ils apprennent des langues en trois mois. Moi je sais pas du tout comment ils font ça. Moi j’apprends l’anglais et 17 ans plus tard, j’ai toujours l’impression de pas le savoir.[8] Donc c’est un peu… voilà.
Jessica : Moi je suis professeure de langues et je suis toujours sceptique quand on dit « apprenez le français en trois mois », ces méthodes-là, je me méfie[9] un peu parce que je ne vois… je ne vois pas non plus. Mais bref.
Laurent : Non, moi non plus. Mais j’ai vu… on voit des gamins des fois sur YouTube, le gamin parle quand même 17 langues. Et il parle les 17 langues.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Et quand il parle français, il parle vraiment très bien. Il y a un accent, c’est pas parfait. Mais enfin moi je… bon enfin bref. Et… et donc… c’était quoi la question ?
Jessica : Alors, c’était… vous parliez de la différence entre le don et le talent.
Laurent : Voilà, et le talent, c’est autre chose de… c’est quelque chose de totalement différent. Et on peut avoir les deux, on peut avoir l’un des deux, on peut en avoir aucun. Évidemment, l’idéal c’est d’avoir les deux, le pire c’est d’en avoir aucun.
Le talent, c’est la… la possibilité de passer à travers son instrument une émotion. Comme on voit des acteurs qui crèvent l’écran[10] comme on dit. Comme on voit des musiciens… on les écoute et on pleure. Voilà, ça c’est du talent. Ça veut pas dire qu’ils sont nécessairement techniquement très forts, ou qu’ils sont extrêmement doués pour l’instrument. Mais ils ont cette… cette capacité, cette faculté extraordinaire de… de passer des émotions à travers leur instrument. Et c’est pas lié au piano nécessairement. Je pense que… pour répondre à votre question de manière précise maintenant… je pense que tous les instruments, on peut tous les apprendre. Il y a pas d’âge, c’est une question de volonté, c’est une question de… de travail, d’être discipliné, de… de prendre le temps de le faire. Et ça prend énormément de temps. Les gens s’en… se rendent pas toujours compte que en faisant 3 heures de piano par semaine, bah on n’avance pas beaucoup. Il faut plutôt en faire 3 à 4 heures par jour. Et ça malheureusement, on peut pas toujours le faire. Mais si on le fait, on peut arriver à de très très hauts niveaux. Maintenant, de dire que tout le monde est doué, ou tout le monde a du talent, là je suis pas du tout d’accord.
Jessica : Ouais, d’accord.
Laurent : Je pense qu’il y a des gens qui peuvent faire ça toute leur vie et qui n’ont aucun don et qui n’ont aucun talent et il y a des gens qui peuvent faire ça très peu. Moi j’ai eu des élèves lorsque je passais des auditions. Donc moi j’étais professeur et l’élève auditionnait, qui m’ont fait pleurer. Pourtant, ils jouaient très mal, du piano. Je me rendais compte que j’avais un travail énorme à leur faire faire mais il y avait un talent, il y avait un toucher, il y avait une sonorité qui me… qui me touchait au plus profond. Qui vraiment… j’avais l’impression que c’était le… le compositeur qui me parlait, c’était extrêmement… très très beau. Extrêmement touchant.
PART 3
Jessica : Hm hm. C’est… étant donné que c’est une capacité qu’on ne peut pas peut-être acquérir aussi facilement, c’est probablement mieux d’avoir du talent et ensuite de travailler sur la partie technique que l’inverse. Je pense… je pense à ces émissions comme… like « Britain’s Got Talent » ou « X Factor »…
Laurent : Voilà, c’est ça.
Jessica : Où on sent une fibre et puis ensuite, on va essayer l’artiste/essayer d’aider l’artiste à… à… acquérir la… la technique nécessaire pour… pour atteindre le top niveau quoi.
Laurent : Oui. Un mot par rapport à ces émissions puisqu’on en parle hein…
Jessica : Oui.
Laurent : J’aurais pas pensé à en parler comme ça mais… toutes ces émissions, je les trouve fantastiques parce qu’elles montrent en effet qu’il y a beaucoup de gens qui ont du talent. La seule chose qui me dérange un tout petit peu dans ces émissions, c’est qu’on appuie pas assez sur le fait que ces gens-là ont travaillé toute leur vie pour arriver à ça. C’est pas du tout… on va prendre un chanteur venu de nulle part, on prend un type dans la rue, on le fait bosser[11] pendant 6 mois et ça devient Kelly Clarkson. Kelly Clarkson, qui a gagné « American Idol » ou ces… ces shows-là… c’est une fille qui, à 6 ans, elle travaillait déjà sa voix tout le temps. Donc quand elle est arrivée à 15 ans ou 17 ans devant ce podium, ça faisait 12 ans qu’elle faisait ça 24 heures par jour. Depuis… tous les jours. Donc c’est… quand elle arrive et même… c’est vrai que les coachs l’ont aidée, c’est vrai que après, elle a été aidée pour aller encore plus haut. Mais elle était déjà très haut. C’est des gens qui ont travaillé énormément, qui ont tout sacrifié pour arriver à faire ça. Et ça, c’est pas assez mis en valeur je trouve. C’est ça que je trouve un peu dommage. On a l’impression que c’est des gens… ah tiens, ils prennent trois balles et ils s’amusent à jongler, regardez, c’est fantastique. Ça, c’est pas du tout une réalité pour moi.
Jessica : Hm hm. Bah c’est… c’est bien de… peut-être de.. de pointer le doigt dessus mais c’est vrai que j’avais lu… lu ou entendu un petit peu… la définition d’un artiste, je pense ici. Par exemple, un danseur étoile, un danseur classique ou un artiste de cirque. Le… le vrai artiste, il… il fait les choses avec une apparente facilité alors que derrière il y a énormément énormément de travail. Et c’est que je pense à ça quand je vois des artistes de rue, on voit, ils soufflent un petit peu, ils en font un petit peu trop juste pour montrer… regardez c’est dur ce que je fais, j’ai trop de talent.
Laurent : Ouais.
Jessica : Mais le… le vrai artiste, il va… il va être aérien, il va flotter avec une facilité déconcertante et ne pas faire sentir toute la sueur et le… le travail qu’il y a derrière. Ça va être pareil pour la musique.
Laurent : Oui, alors moi j’ai ma définition d’artiste.
Jessica : Ouais.
Laurent : Parce que justement, c’est un mot que j’avais… j’avais beaucoup cherché à comprendre. Le… pour moi, il y a trois sortes de… de musiciens qui tournent dans le monde entier en tant que pianistes concertistes ou flûtistes concertistes, ou chefs d’orchestre peu importe. En fait, on a ce qu’on appelle les pianistes. Les pianistes, c’est des gens qui jouent du piano très très bien, qui maîtrisent extraordinairement bien leur instrument, mais ça s’arrête un petit peu là. Au-dessus, le niveau d’au-dessus, c’est les musiciens. C’est les gens qui, quand ils jouent d’un instrument… alors ça s’adapte pour le piano, ça s’adapte pour tous les autres instruments… on entend de la musique. Réellement on peut… on peut être en relation émotionnelle… avec ce qui est en train de se jouer. On le sent, on le comprend.
Jessica : Hm hm.
Laurent : Mais pour moi, le niveau supérieur, qui est le plus dur à atteindre… et c’est pareil pour tous les instruments à ce niveau-là, c’est pour ça qu’il n’y a pas un instrument qu’est plus dur que l’autre. Quand on me pose cette question, pour moi c’est… c’est une question qui n’a pas de sens. Il y a pas un instrument qui est plus dur que l’autre. Il y a le niveau artistique. Et lorsqu’on est un artiste pour moi… et c’est vrai pour moi aussi pour la peinture, c’est vrai pour la sculpture, c’est vrai pour la littérature… c’est quand en fait, la personne utilise un outil… dans ce cas-là, un piano quand je suis pianiste ou… un bouquin[12] quand je suis un écrivain… ou une sculpture et ainsi de suite… et va vous faire passer une émotion. Qui est tellement profonde qu’elle vous ramène à des émotions profondes dont vous saviez même pas qu’elles existaient en fait. Et ces émotions sont tellement grandes que vous oubliez complètement qu’en fait, il est en train de jouer d’un instrument. On n’en est plus du tout au cadre de même écouter de la musique, on est en train de communiquer. On passe dans une espèce de communication d’inconscient à inconscient, comme on appelle en psychologie. Et… entre… on va dire que les deux personnes, la personne qui joue et la personne qui écoute, décollent. Elles sont vraiment en train de voyager dans un monde parallèle, dans un… sur un espèce de petit nuage comme on voudra. On peut le définir comme on veut. Mais on n’est plus du tout dans le monde réel entre guillemets, dans le monde du palpable, on est dans le monde de l’indéfinissable, du tellement beau qu’on se rend même plus compte en fait que… on est en train de regarder un dessin, on n’est plus du tout… Et il y a une chose qui est phénoménale, je trouve que ça a été défini de la plus belle manière, c’est dans le film Ratatouille.
Jessica : Ouais.
Laurent : Qui a été créé par Disney Pixar je sais pas quoi. Et dans le film « Ratatouille », le critique est quelqu’un qui est extrêmement dur. C’est quelqu’un qui est extrêmement sévère, qui est sec. D’ailleurs, il dit : « Je suis maigre parce que je recrache[13] la nourriture qu’on me fait manger parce qu’elle est pas bonne ». Donc c’est quelqu’un qui est désagréable, vraiment. Mais en même temps, il dit quelque chose de très très beau. Quand il arrive dans ce restaurant, on lui sert une ratatouille. Qui est en fait un des plats les plus simples et les plus faciles, les plus communs.
Jessica : C’est pas très gastronomique quoi, une ratatouille !
Laurent : Non… Qu’on lui sert dans le Sud de la France. Et au moment où… la première bouchée[14], tout d’un coup, on va dans ses yeux, on va dans sa tête et dans sa tête, on va dans ses émotions… et il se rappelle étant un enfant, avec sa mère qui était près de lui. Et ça lui rappelle ces émotions profondes, qu’il avait. Ce moment idéal où cette fois-ci, il oublie qu’il est en train de manger, il oublie qu’il est en train de critiquer. Il est simplement, à ce moment-là entièrement dans l’émotion. Il est totalement dans l’émotion. Il a oublié qu’il était en train de manger, il se rappelle des moments merveilleux qu’il a partagés, que sa mère lui a permis d’offrir/lui a offert à ce moment-là. Pour moi, c’est ça l’art. La définition de l’art, c’est ça. Oublions qu’on est en train de faire quelque chose. Et qu’est-ce que ça vous a apporté… où vous oubliez totalement ce que vous êtes en train de voir, le côté technique, le côté outil disparaît totalement.
Jessica : Hm hm. Ouais… très beau… très beau message et point de vue vraiment vraiment très très intéressant également !
Laurent : Merci Jessica.
[…]
(To be continued in the next episode)