Marie Treps, Linguist and Author of “Oh là là, ces Français!” (PART 1)
PART 1
Jessica : Marie Treps bonjour et bienvenue sur French Voices !
Marie : Bonjour.
Jessica : Alors, lorsque vous rencontrez quelqu’un, comment est-ce que vous répondez à la question : « Que faites-vous dans la vie ? ». Comment est-ce que vous décrivez et expliquez votre travail ?
Marie : Ah ! Ben je suis linguiste et sémiologue de profession. J’ai été chercheur au CNRS[1] pendant longtemps. Je suis en retraite maintenant depuis peu. Mais je… j’ai travaillé… d’abord j’ai été lexicographe, j’ai travaillé pour un grand dictionnaire… grand et gros, enfin dix volumes, sur la langue française.
Jessica : En dix volumes ? Ah ouah ! Hm hm.
Marie : Oui. Qui s’appelle le Trésor de la Langue Française. C’est un dictionnaire historique, c’est-à-dire qu’on parcourt le… le sens des mots à travers les âges. Et qui existe aussi en… en version informatisée[2]. Ça peut intéresser des… les… tous les gens qui s’intéressent à la langue française justement.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et ensuite, à la fin de ce dictionnaire, je suis allée travailler avec des anthropologues sur les Tsiganes, ce qui était tout à fait différent. Je me suis intéressée à leurs noms, aux noms des Tsiganes[3]. Mais… à partir de là… alors, j’avais déjà écrit quelques livres… sur la langue française surtout, sur des territoires un peu négligés du français. Par exemple, mon premier livre s’appelait Allons-y, Alonzo ! Ou le petit théâtre de l’interjection. Ça rassemblait des… des expressions interjectives.
Jessica : Hm hm. Comme « en voiture Simone » ou… des expressions comme ça ?
Marie : « En voiture Simone[4] », «Cool Raoul[5] », « Chauffe Marcel», des choses comme ça. Et c’est des territoires qui sont… qu’étaient un peu négligés des lexicographes. Et ça m’a amusée de… quelquefois, je dis que j’ai commencé par faire les poubelles de la langue. Ce que personne regardait/ne regardait… et moi j’ai… je me suis dit que ces choses-là, qui ne sont pas répertoriées par le dictionnaire, ou qui ne l’étaient pas à l’époque, qui le sont très peu… disent beaucoup de choses sur… sur les relations qu’ont les… les relations ludiques qu’ont les… les Francophones[6] entre eux. Il y en a dans d’autres langues, l’anglais en a beaucoup aussi. Et c’est… c’est pour ça que ces mots m’intéressaient. Ce qui est… ce qui est derrière… la sémiologue qui est derrière la linguiste toujours et qui se dit : « mais qu’est-ce que ça veut dire d’employer ces mots-là ? Qu’est-ce qui se passe entre les gens ? » Donc j’ai commencé à avec ça. Oui, pardon ?
Jessica : Oui, non, juste pour préciser. Parce que donc on comprend bien que vous êtes donc dans le… dans le domaine de l’étude de la langue. Est-ce que vous pourriez juste rapidement définir ces termes exactement ? Qu’est-ce que c’est linguiste, sémiologue, lexicographe ?
Marie : Lexicographe, c’est le plus simple à définir, c’est quelqu’un qui… qui rédige[7] des dictionnaires hein.
Jessica : Hm hm. Des définitions.
Marie : Des définitions. Il y a des gens qui sont plutôt spécialisés dans l’étymologie, qui est… qui est une partie de… des articles de dictionnaire. C’est-à-dire la date d’apparition d’un mot et son… son évolution à travers le temps. Moi j’ai… j’ai été… je m’occupais de la partie, ce qu’on appelle sémantique, c’est-à-dire la définition des mots… la… le passage d’un sens à l’autre. Par métonymie par exemple, par une image. Il y a beaucoup de mots qui… qui… il y a des mots qui ont.. qui ont plusieurs sens, des sens différents.
Jessica : Hm hm.
Marie : Des sens figurés. Un lexicographe explique tout ça, du moins dans les grands dictionnaires. C’est très… c’est développé. Donc je faisais ça.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et puis, sémiologue. Alors j’ai fait des études aussi de sémiologie. La sémiologie, c’est quoi ? C’est l’étude des signes.
Jessica : Des signes ?
Marie : Des signes. Et dans la sphère humaine, tout fait signe. Les couleurs font signe, elles… elles s’organisent en… en un système, qui est différent selon les cultures. Par exemple, je sais pas, la couleur blanche est celle du deuil dans certaines cultures, asiatiques notamment.
Jessica : Hm hm.
Marie : Dans les cultures européennes, en France, c’est le noir. Ça, ça relève de la sémiologie. Tout ce qui fait signe dans… dans le… dans l’humain. Et évidemment, les couleurs, les espaces aussi. Comment un espace est organisé. Et le langage bien sûr aussi a une dimension sémiologique. C’est-à-dire au-delà du sens des mots, il y a… la manière dont on entre en communication, la manière dont… dont on peut faire partager à travers certains mots des émotions. Des choses qui touchent à… à l’intime ou pas. Tout ça, c’est… c’est une partie sémiologique du langage. Pour moi, le… le langage c’est pas simplement un… un système de signes organisé et… et voilà.
Jessica : Hm hm. Donc dans la sémiologie, on aura par exemple la… l’intonation… la proxémie, la distance interpersonnelle etc.
Marie : Ben par exemple, ça peut entrer… mais il y a aussi des spécialistes, des phonologues, qui eux vont étudier vraiment la prononciation etc. Mais il y a un point de vue plus large et plus… il y a toujours deux… deux distances. Une distance très… on est très terre à terre[8] vis à vis des mots. Le sens est déjà une… une distance un peu plus subtile. Et puis après il y a tout ce qui… ce qui fait partie de la communication… par les mots. Que ce soit une communication écrite ou orale.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et alors ce qui s’est passé dans ma vie, c’est que je vous ai dit que j’ai… j’ai travaillé avec des… j’ai fini par travailler au CNRS avec des anthropologues et que mes recherches… mes publications s’en sont trouvées… ça c’est ressenti si vous voulez. Après les… Allons-y Alonzo… j’ai travaillé sur justement les mots de l’intimité, j’ai fait un dictionnaire qui s’appelait Les Mots-caresses qui a été réédité plus tard sous le… celui-là existe encore, le second Le Dico des mots-caresses. Qu’est-ce que c’est les mots-caresses, c’est des mots qu’on emploie dans l’intimité. Si vous voulez, c’est le contraire de l’injure.
Jessica : Hm hm.
Marie : C’est des mots pour se rapprocher. Et ça m’a beaucoup intéressée de… de regarder de près ces mots-là. Et de les regarder aussi dans l’histoire, depuis le Moyen-Âge jusqu’à aujourd’hui en français. Et j’ai appelé le… Le Dico des mots-caresses, ou Les Mots-caresses après, parce que ces mots-là ont… sont très ambigus, avec une… une joue et une main, on peut caresser…
Jessica : Hm hm.
Marie : C’est pour ça qu’ils me plaisent ces mots-là, les mots-caresses. Mais aussi on peut gifler.[9] Et ils sont quelquefois très… très… c’est une sorte de double sulfureux de l’injure. Et quand on… on peut, quand on est amoureux de quelqu’un, on peut employer ou… vis à vis d’un enfant, les plus jolis mots… ma poule… mon…
Jessica : Ma puce… souvent des noms d’animaux d’ailleurs pour… une certaine raison que vous connaissez peut-être d’ailleurs ?
Marie : Eh ben disons que dans le livre… le… Les Mots-caresses, le petit vocabulaire affectueux qui est pas si petit que ça, les animaux se taillent la part du lion. Je pense que c’est… d’abord c’est toujours une… c’est des mots qui ont… qui ont un terroir dans deux sens, c’est-à-dire au sens… bon si on naît en Australie ou en France, on va pas forcé… et qu’on n’a pas la même langue, on n’emploiera pas les mêmes mots-caresses. Déjà. Et puis même en France, si on est en Provence ou si on est dans le Nord de la France, on n’aura pas les mêmes… on va employer des mots du… du dialecte local par exemple. Ou du moins on employait[10], on peut parler à l’imparfait.
Jessica : Hm hm.
Marie : Si… dans… dans la communication… alors avec les enfants… on emploie plutôt des mots excessivement caressants. Mais on peut aussi bien… j’ai trouvé ça, dire à un enfant : « p’tit cul, arrête, arrête de chahuter » (rires). Ce qui est déjà un petit peu plus qui pourrait être… on arrive à la frontière de l’injure.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et quand c’est entre adultes, on a « lumière de ma vie », on a des choses grandioses, on a des choses plus ou moins érotiques. Selon les siècles aussi. Et selon les circonstances et selon les personnalités des gens qui les emploient. Mais on peut aussi jouer avec l’injure. « P’tit con, je t’aime », ça peut se faire, ça peut se dire.
Jessica : Hm hm.
Marie : C’est tout… tout ce statut ambigu qui est plutôt de l’ordre de la sémiologie, oui, que de la linguistique qui me… qui m’a intéressé. Et ensuite… j’ai eu l’idée d’écrire un… d’aborder un autre territoire dans lequel… comme pour les mots-caresses et Allons-y Alonzo, mon premier livre, un territoire où la créativité linguistique est très importante. Les gens qui parlent, les loc/les locuteurs, pour employer un terme linguistique mais on n’est pas obligé d’employer ces termes-là. Moi j’essaie d’éviter. Les gens, en parlant, leur langue, la langue française en ce qui me concerne… sont quelquefois… jouent avec la langue. C’est pour ça que le… la dimension linguistique m’intéresse… jouent avec la langue. Et leur créativité enrichit le français.
Jessica : Hm hm.
Marie : Je me suis dit : « mais il y a un autre domaine où on a beaucoup enrichi la langue française : avec des emprunts » et c’est pourquoi j’ai écrit Les Mots voyageurs, qui est sous-titré Petite histoire du français venu d’ailleurs. Qui est un répertoire de tous les mots, oui à peu près tous les mots, étrangers… ou du moins une bonne partie, un bon échantillon… des mots étrangers qui se sont, qui sont venus nicher, comme les oiseaux, qui sont venus nicher dans la langue française. Qui s’y sont installés. On appelle ça des empreintes…
PART 2
Jessica : Alors, si… si je peux me permettre, pardon. Avant de plonger dans… dans ces mots voyageurs… parce que pour un… un public étranger, ça va donc particul/particulièrement nous intéresser… je me demandais, si on fait un tout petit retour en… en arrière, d’abord alors est-ce que vous parlez d’autres langues couramment ou est-ce que vous vous spécialisez dans le français ? Et puis aussi comment vous êtes devenue linguiste, comment est venu cet amour des mots chez vous ?
Marie : Alors, je suis spéciali… je suis… je parle très bien le français, je crois. Enfin, je connais disons bien le français, on va dire ça. Mais j’ai un rapport de linguiste à la langue, pour répondre à la première question, c’est-à-dire à l’écrit surtout. Il y a des gens qui, pour apprendre une langue… il y a… soit on est… par exemple, un linguiste, il va toujours de suite s’attacher à la forme.
Jessica : Hm hm.
Marie : Il y a des gens qui ont l’oreille musicale et qui app… pour qui, l’oral est beaucoup plus important. Qui sont d’ailleurs forcément assez doués pour les langues étrangères d’une manière générale. Moi, mon rapport, il est vraiment écrit. Et quand je vois une lan/une langue étrangère, d’abord que je peux lire, qui ne soit pas du chinois ou de l’arabe par exemple. Où les caractères sont les mêmes que sont de la langue française, je… j’essaie toujours de… de lire et de voir même comment la grammaire est construite… de voir si le verbe… ce qui a l’air d’être un verbe est à la fin etc.
Jessica : Hm hm.
Marie : J’essaie d’abord là de… des langues étrangères. Alors, comme j’ai fait du latin et du grec, bon ben je peux… j’ai une facilité pour les langues latines. L’espagnol[11], le portugais, l’anglais, j’ai appris l’anglais à l’école. L’allemand, en vivant dans l’Est de la France, j’ai aussi des notions. Et puis le grec… bah le grec moderne, je peux… sinon le comprendre vraiment, le lire assez facilement.
Jessica : Ouais.
Marie : Le reste, non. Je n’ai pas… mais j’ai cette curiosité et ce goût pour… pour les langues étrangères. Alors, d’abord un goût pour les mots, c’est deux choses différentes. J’en ai eu conscience tard mais quand j’étais adolescente, j’avais une marraine qui… qui m’aimait beaucoup et qui était drôle. Mais et qui faisait des choses étonnantes que je ne trouvais pas très drôles. Par exemple, à 15 ans, elle m’a envoyé un petit paquet pour mon anniversaire et quand je l’ai ouvert, j’ai trouvé une douzaine de mouchoirs. Très jolis, en tissu… ce qu’on appelle la batiste en français, c’est-à-dire un tissu très… très fin, très blanc.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et puis… il y avait… il était brodé, c’est-à-dire il était entouré d’un petit… d’un petit point tout autour, point de bourdon[12], on appelle ça en français, violet. Et mes initiales étaient gravées en violet, ce qui rappelait en fait l’écriture de l’encre violette que j’avais, que j’utilisais quand j’étais enfant qu’on… on apprend en France aussi à écrire à la plume, même encore maintenant aux enfants. Et… et l’encre violette voilà, sur le papier blanc. Mais… j’ai été très surprise de lire, dans un coin donc, mes initiales MOT. Mon prénom complet est Marie-Odile donc ça faisait Marie-Odile Treps devenait MOT.
Jessica: Ah !
Marie : Et là ça a commencé à me surprendre et à m’intéresser. Et voilà. Et à me dire que mon nom était réductible à un… un simple mot, un petit mot de trois lettres, qui est très abstrait, mais qui a la particularité de… de comment dire… de recouvrir, de remplacer, de… de rendre présent tous les autres mots, tous les autres mots.
Jessica : Hm hm.
Marie : Tout le… le monde bruyant des conversations humaines se retrouvent là. Sur mon site, il y a un… il y a une page sur ce… cette histoire-là[13]. Et j’ai réalisé très tard que… il y a pas si longtemps, à l’occasion d’un déménagement, j’ai retrouvé un de ces mouchoirs… que ça m’était arrivé, mais… mais je crois que finalement, c’était quelque chose de… de subliminal, d’inconscient… qui était là. Que vraiment…
Jessica : C’était votre premier jeu de mot en fait qui…
Marie : Ouais c’est ça. Et les mots… oh j’en ai fait quand j’étais enfant des… comme tous les enfants d’ailleurs. Les enfants qui ont un rapport à la langue qui n’est pas écrit, c’est-à-dire qui n’est pas… qui ne bloque pas l’imagination. Quand on entend : « Mon grand-père était surnommé… c’est moi qui l’ai surnommé Papillon parce que voilà, il était… ». Ben il y a un jeu de mot à l’origine que j’ai pas le temps de vous raconter mais voilà. Les enfants sont très créatifs de ce point de vue là parce qu’ils n’ont pas le blocage de… de la forme écrite de la langue.
Jessica : Oui, parce que les jeux de mot sont phonétiques, la plupart du temps. Ouais, ouais.
Marie : Voilà. Ils peuvent jouer avec les sonorités. Ils s’autorisent à le faire et ils sont pas encore enfermés dans la… les mondes sont pas enfermés pour eux dans la cage de l’orthographe et de la grammaire.
Jessica : Hm hm. Hm hm.
Marie : Et… et alors la deuxième chose, pourquoi les langues étrangères ? C’est que… bah j’ai un nom qui est pas évident[14] en français, qui est pas très courant, qui vient probablement d’ailleurs mais qui est en France depuis très longtemps. Treps qui… et je me suis retrouvée… j’ai… j’habitais dans l’Est de la France, dans une région industrielle, où il y a beaucoup de gens qui avaient émigré notamment des Polonais[15], des Italiens, les Tchèques, des Slovaques. Et dans ma classe, le nom Treps passait à peu près inaperçu au milieu des… des noms étrangers qui me fascinaient déjà. Et aussi j’étais… j’habitais bon donc près de la frontière belge[16] et luxembourgeoise. Et quand ils nous arrivaient, mes parents et ma famille, d’aller à l’étranger, j’étais très surprise de voir que… en Belgique, bon on parle français enfin dans la partie qui est… qui est limitrophe de… de l’Est de la France. Mais que c’était pas tout à fait le même français. Il y a des mots qui étaient différents. Par exemple, un petit sandwich court, ça s’appelait un pistolet. Justement.
Jessica : Ah bon !
Marie : Un mot qui a deux sens par analogie de forme[17]. Voilà.
Jessica : Hm hm.
Marie : Qu’on prend dans la main comme ça, comme un… et… et puis il y avait un accent. Et c’était très curieux pour moi de me dire que… alors la frontière, si je vous parle de la frontière entre la Belgique et la France à cet endroit, c’est parfaitement plat, il y a vaguement un petit ruisseau, une barrière… il y avait une barrière rouge et blanche et des douaniers qui n’avaient pas le même uniforme. Mais pas de montagne, pas de… pas de fleuve, pas d’océan, encore moins. C’est-à-dire que c’est pas une vraie frontière et pourtant, pour le langage c’en était une. Et ensuite quand on s’aventurait jusqu’à… Bruxelles, alors là il se passait quelque chose, à mes yeux de complètement… de sidérant. C’est-à-dire que les panneaux routiers étaient sous-titrés. Il y a avait… bah la langue française et puis en-dessous le flamand hein.
Jessica : Hm hm.
Marie : Qui avoisinait avec la… la Belgique néerlandophone. Le flamand, c’est-à-dire une langue que j’aime beaucoup, qui m’a toujours tentée, mais une langue parfaitement dévergondée, c’est-à-dire… à mes yeux, une sorte de langue folle avec des doubles voyelles, des suites de consonnes imprononçables.
Jessica : Ah ! Hm hm.
Marie : Et je me disais qu’il y avait encore moins de frontières. Simplement, on entrait dans une ville et tout à coup voilà deux langues qui ont l’air de… de… d’être « rassemblées »… le mariage du flamand et du français ressemblent comme… il y a une expression française qui le dit : au mariage de la carpe et du lapin, c’est-à-dire d’un poisson et du lapin : Ça n’a rien à voir. Et… et j’ai… j’ai appris plus tard que les gens, en fait… les Belges francophones et les Belges flamandophones en venaient aux mains pour des questions qui me semblaient être des questions linguistiques. Bon en grandissant, j’ai compris que c’était des questions politiques.
Jessica : Ouais. Politiques également, ouais.
Marie : Oui, voilà. Je l’ai compris plus tard. Et tout ça, ça m’a donné une ouverture aux mots étrangers et… à l’étrangeté aussi de… de la langue. Et quand j’ai… pour revenir à ce que je vous disais tout à l’heure, j’ai été… conduite à… aussi par… peut-être pas par hasard complètement, à travailler avec des anthropologues et à… et ma façon de… d’aborder le langage à ce moment-là, elle est… elle a été… elle s’en est trouvée différente. Et ma façon de raconter les… mes découvertes pour les mots étrangers notamment, qui sont dans la langue française, elle… elle s’est enrichie au contact des anthropologues.
Jessica : Hm. Oui, très belles… très belles petites histoires. Merci de les partager avec nous. J’avais envie de partager rapidement aussi la mienne. Comment l’amour des langues m’est venu également, c’est un petit peu aussi sur ma… sur mon site internet[18]. Mais moi c’était les… les paquets de gâteaux.
Marie : Ah !
Jessica : Et en fait, et même les emballages maintenant de… de n’importe quoi. Je vois, par exemple la… la lessive ou… je me souviens quand j’étais petite à la table du petit-déjeuner… donc j’avais mes paquets de biscuits au chocolat devant. Et donc la liste des ingrédients est toujours en… en de multiples langues. Et… et notamment sur les paquets de Pépito, je me souviens, il y avait l’arabe, il y avait le russe. Et j’aimais beaucoup les lire et puis bon, le mot « chocolat » ou « cacao », j’étais assez fière parce que bon, j’arrivais à le reconnaître dans différentes langues même si c’était pas très difficile parce que c’était assez similaire. Mais je me disais toujours : « Oh un jour, j’arriverai à lire, je… je pourrai lire en fait toutes les différentes langues du paquet de gâteaux ».
Marie : Ah !
Jessica : Et c’est vrai que du coup, moi ça m’avait particulièrement intéressée de… alors, effectivement de chercher des similitudes entre les langues pour les déchiffrer à la façon d’un code et même encore maintenant, je dis toujours à mes étudiants que… que la langue, c’est… travail/apprendre une langue, c’est un petit peu comme faire un jeu d’investigation, un jeu de détective. Mais j’étais aussi intéressée par apprendre… par l’apprentissage des langues qui avaient un alphabet complètement différent pour aller de… de l’autre côté du… du mystère donc… j’ai par la suite appris le russe et… et le chinois. Donc c’est une histoire un petit peu différente mais un… une curiosité qui est venue très… très jeune également.
Marie : Ça me touche énormément parce que je faisais exactement la même chose.
Jessica : C’est vrai ??!
Marie : C’était les corn-flakes.
Jessica : Ah oui !
Marie : Et c’est pour ça que je… j’ai adapté… j’ai adapté Les Mots Voyageurs aux enfants, ça s’appelle Les Mots Oiseaux. Et quand je fais des… des ateliers pour les enfants, en France ou à l’étranger, je leur raconte cette histoire-là. C’est pour ça, ça me touche.
Jessica : Ah ouais !
Marie : On devrait faire un club, on est peut-être très nombreux à avoir fait ça dans… dans la vie !
PART 3
Marie : C’est vrai que… mais alors, on peut… ça réserve des surprises. Par exemple, le mot « sucre »…
Jessica : Hm hm.
Marie : Alors, je regrette de dire qu’il y a du sucre dans les corn-flakes !
Jessica : Beaucoup, oui !
Marie : Dans toutes les langues, alors « sugar » etc.
Jessica : Ouais.
Marie : « zucchero », « azúcar »… quand on le voit écrit, on se dit que ben voilà, il vient du latin. Pas du tout. C’était… mon interprétation était complètement faute/fausse. Il vient de l’arabe.
Jessica : Ah bon !
Marie : Et en… en retraçant l’histoire du mot, on retrace[19] l’histoire de la denrée. Si vous voulez, moi ce qui m’intéresse, c’est toujours ce qu’il y de très concret derrière, et qu’est-ce qu’on voit en… en voyant le trajet du… du sucre. On voit que à l’origine le… j’explique aussi aux enfants que l’étymologie, donc l’origine des mots, c’est comme une… les gens qui recherchent leurs ancêtres, vous savez, l’arbre généalogique[20].
Jessica : La généalogie, oui.
Marie : Il y en a un tout en haut, tout en haut, tout en haut, hein.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et puis, bah là, tout en haut, il y a un mot indien. Pourquoi ? Parce que la canne à sucre poussait en Inde.
Jessica : Ah oui.
Marie : Et ensuite c’est… ensuite, c’est en arabe. Pourquoi ? Parce que les Arabes étaient maîtres du… de la circulation de… par bateau dans la Méditerranée et ils sont allés en Inde chercher la canne à sucre. Et ensuite, on a le mot italien. Et chaque fois, chacun l’adapte à ses gosiers[21]. Ça aussi, c’est très intéressant.
Jessica : Hm. hm.
Marie : Pour pouvoir le… le faire sien, l’apprivoiser. Non seulement l’emprunter mais l’adopter. Alors le mot italien…
Jessica : « zucchero » ?
Marie : « zucchero », vous le prononcez mieux que moi. Il est… les Vénitiens… Venise était un port important. Et à partir de Venise, il y a deux voies. Le… le mot repart… le… le mot italien donne le français, l’allemand, le néerlandais, l’anglais. Et par l’autre voie, alors je fais deviner ça aux enfants. Tout en bas, je mets le mot espagnol « azúcar » et le mot portugais, qui s’écrit…
Jessica : Et quel est le mot portugais ?
Marie : « açúcar ». Il y a « azúcar » et « açúcar », hein, il y a un « z » et un « ç » dans… dans l’un et dans l’autre.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et je leur dis qu’est-ce qui se passe là ? « Bah il y a un « A » devant », ils finissent par me le découvrir.. Les autres mots se ressemblent mais il y a pas de voyelle devant la… la consonne initiale. Alors pourquoi ? Parce que ce sont les mêmes Arabes qui ont… se sont implantés en Espagne et ils sont restés des siècles. Ils ont laissé du vocabulaire, des mots. Et les Espagnols ont pris l’habitude de prendre le mot arabe avec l’article, « al » ou « el ». C’est pour ça que le mot sucre a… qui est… « sakar » (سكر) en… en arabe, c’est ça ? Non, vous n’avez pas appris l’arabe ?
Jessica : Non, je n’ai pas appris l’arabe !
Marie : C’est « sakar ». Et… et il est précédé d’un « a » dans sa version espagnole.
Jessica : Hm. Donc on retrouve ses deux branches et… comme vous l’avez vraiment très très bien illustré avec la… la canne à sucre et puis donc le… le voyage, donc pour apporter le… le sucre plutôt au Moyen-Orient ou en Europe. C’est vrai que quand on s’intéresse… et je trouve que c’est une partie fascinante de… de l’étude des mots, donc à l’étymologie etc., on a toute l’histoire aussi qui… qui est derrière.
Marie : Bien sûr. La géographie.
Jessica : Et… oui, la géographie.
Marie : Je me souviens d’une fois, pourquoi est-ce que en histoire et en géographie, j’écoutais pas vraiment ? On m’a pas trop pénalisée, j’apprenais les dates parce que je savais qu’il fallait apprendre les dates et que sinon je m’en sortirais pas.
Jessica : Hm hm.
Marie : Et j’ai… et après j’ai… j’ai réinvesti tous ces champs-là en écrivant mes livres en fait.
Jessica : Hm hm.
Marie : Parce que c’est… c’est capital et puis c’est passionnant. Alors, un jour à un festival de géographie où je parlais des mots voyageurs justement, j’ai dit ça à un professeur de géographie qui… avec qui j’ai discuté, qui m’a dit oh bah c’est parce que vous avez eu sûrement des mauvais professeurs… mais c’est vrai que la manière d’enseigner l’histoire et la géographie est peut-être quelquefois déconnectée comme… la manière d’enseigner le français aussi… de cette partie-là quoi qui est très… il faudrait que ce soit interdisciplinaire, l’apprentissage d’une langue, je pense.
Jessica : Ah je suis totalement d’accord avec vous, j’allais aussi dire que j’ai pas… enfin… j’avais des très bonnes notes à l’école et j’étais pourtant pas intéressée par l’histoire en fait, ça m’ennuyait. Alors que aujourd’hui, je trouve ça mais vraiment passionnant. Absolument, ouais, ouais. Et alors je sais pas si vous vous êtes intéressée à la langue chinoise mais quand on s’intéresse aux caractères chinois, on a toute la culture qui… qui est derrière. Ou même au niveau de… de termes modernes. Alors je pense… peut-être parce qu’on est en plein emménagement maintenant, mais je pense au mot « Ikéa ». Ikéa s’est implanté en… est implanté en Chine également. Et… donc si je dis pas de bêtises, Ikéa, c’est « yi jia » et… donc c’est une approximation donc phonétique. Donc vous en parliez hein. Donc chacun adapte la langue à… à son gosier. Mais en plus de ça, ils essaient toujours de trouver un… un sens qui peut coller au concept.
Marie : Exactement.
Jessica : Et « yi jia », c’est la famille, la famille unie, la famille heureuse.
Marie : Ah oui, formidable !
Jessica : Voilà ! Et c’est énormément de choses de comme ça, ce qui m’a donné vraiment envie d’apprendre les caractères chinois.
Marie : Mais j’aimerais bien apprendre toutes les langues dont celle-là. Une de mes filles qui parle chinois…
Jessica : Ah ouais.
Marie : Qui m’a un peu… mais c’est vrai que j’ai fait une exp… quand je suis… pour parler de mes livres… mes livres, m’ont fait voyager moi, vraiment. Je suis pas une voyageuse de sang et maintenant je continue mais j’ai… mes livres m’ont fait voyager mais… et je me suis retrouvée un jour à Taipei.
Jessica : Ouais.
Marie : Il y a trois, quatre ans. Sur le Salon du Livre qu’était[22]… où la France était à l’honneur. Et alors j’ai vu quelque chose d’incroyable qui ressemble tout à fait ce que vous me racontez. Une chaîne de magasins qui vend des… des meubles pour… pour les enfants, pour meubler les chambres d’enfants.
Jessica : Hm hm.
Marie : Alors il y d’abord un logo. Et le logo c’est un éléphant. Alors les… c’est un mot étranger pour les Chinois, mais les Chinois le prononcent « olifan ».
Jessica : Hm hm.
Marie : Pourquoi ils le prononcent « olifan » ? Parce que en chinois, ça veut dire quelque chose, ça veut dire… « pièce, chambre, pièce, beau ».
Jessica : Ah ok. Yeah ! Hm hm, hm hm.
Marie : Donc il y a trois niveaux. Donc parce qu’il y a l’image, la prononciation de ce qui est sur l’image dans une langue étrangère, enfin la prononciation d’un mot étranger et ensuite ce que vous venez d’évoquer, c’est-à-dire l’interprétation de ces sonorités-là. Ça donnerait une sorte de mot-valise dans la langue chinoise.
Jessica : Voilà. Avec un sens joyeux, enfin qui exprime un peu la notion de… Hm hm. Donc ce serait peut-être « mei li… », « mei li fan » peut-être ? J’essaie de rassembler mon chinois.
Marie : Oui, peut-être « mei li fan », peut-être. Ouais.
[…]
(A suivre… / To be continued…)