Chapter 1 of “Les Héritiers de Lusilière” read by the Author, L.Shena
Buy Full Notes
PROLOGUE
Dans la pénombre d’une nuit sans étoiles, un dormeur respirait paisiblement, la tête inclinée vers la fenêtre entrouverte et les mains croisées sur la couverture en laine blanche. Nul[1] bruit ne venait perturber son sommeil. Les invités du banquet en l’honneur du prince héritier avaient rejoint leurs appartements et s’étaient assoupis depuis plusieurs heures ; les cuisiniers, les musiciens avaient regagné la ville en contrebas du donjon, et plus aucune torche ne brûlait. Le dormeur laissa échapper un ronflement sonore, mais ne bougea pas. À le voir immobile et si paisible, il eut été difficile de croire qu’il allait bientôt mourir.
Il était condamné[2], disait-on à la cour, atteint d’une maladie incurable que les médecins, malgré tout leur savoir, tous leurs remèdes, n’avaient pu guérir. Au fil des ans, le dormeur avait perdu ses forces et restait, de jour comme de nuit, allongé sur son lit en chêne, à regarder distraitement passer les oiseaux lorsque ceux-ci grignotaient quelques miettes de pain, abandonnées sur le rebord de la fenêtre par ses serviteurs. Il n’était plus qu’une ombre, l’ombre d’un monarque jadis respecté dans tous les Territoires d’Ĩss.
Les érudits de Cymirlias étaient certes renommés pour leur science, mais ils n’avaient jamais voyagé près des marécages des plaines d’Arka, à la lisière de la forêt de Luslir. Là-bas, à l’ouest de la ville d’Ulkat, poussait une plante très particulière. Elle était blanche, n’avait aucune odeur et se diluait très bien dans le vin, auquel elle laissait sa couleur rouge originelle… La plante était mortelle, elle tuait le dormeur depuis huit ans.
Importuné[3] par l’air frais de la nuit qui faisait rougir ses joues, le roi toussa[4]. L’assassin referma aussitôt la fenêtre, avant de revenir s’accroupir près de sa victime en soupirant. Il ne l’avait jamais apprécié, cet homme peu énergique qui aimait faire la morale à son entourage et parler du passé, de la mère de ses enfants et des prodiges de son fils ainé. Cela rendait sa tâche moins difficile. Avec précaution, il saisit une fiole en verre, à peine plus grosse qu’un pouce, dissimulée derrière sa ceinture. Il regarda la poudre blanche qu’elle contenait : le poison lui rappelait les neiges qui recouvraient les montagnes de Cymirlias en hiver. L’assassin n’aimait pas la neige, ni le froid, il préférait les canicules de son enfance. Vivement que son exil se termine, il voulait rentrer chez lui.
Saisissant[5] le bouchon en forme de goutte d’eau, il ouvrit la fiole et versa le poison dans la coupe remplie de vin, posée sur le rebord du lit. Il se pencha vers le roi endormi.
« Votre Majesté, c’est l’heure de votre remède » murmura-t-il à l’oreille du souverain.
Le roi rumina et se tourna sur le côté, le dos face à son serviteur. L’assassin posa sa main sur le front du malade, et ses doigts froids réveillèrent le dormeur qui marmonna :
« Quoi ? Laisse-moi, Tlys, laisse-moi…
-Je ne peux pas, Votre Majesté. Vous devez d’abord boire votre remède.
-Pas ce soir.
-Mais…
-Pas ce soir, Tlys. »
Posée près de lui, sur une table en bois de pin, l’unique bougie qui éclairait la pièce était presque éteinte.
Le roi ramena la couverture sur son cou, toussa, bâilla, se rendormit. Tlys se pencha un peu plus, jusqu’à sentir sur son visage les effluves aux odeurs de menthe qui s’échappaient des lèvres entrouvertes du dormeur. Le souverain ronflait bruyamment quand Tlys murmura à son oreille :
« Majesté, je suis venu vous tuer. Vous devez périr[6], puisque mon maître l’a décidé ainsi. Mais, Votre Majesté… Votre Majesté, c’est mieux pour vous, croyez-moi. Vous ne voudriez pas voir ce qu’il va advenir de votre royaume, les belles neiges que vous aimiez tant se tacher de sang. Oui, il est préférable que votre âme quitte ce monde vif, rejoigne ses glorieux ancêtres, loin des temps sombres à venir. »
Le dormeur ouvrit lentement ses yeux bleus, les mêmes que son fils ainé ; il passa une main sur son visage au teint cireux, puis poussa un profond soupir.
« Tlys, va-t-en. Tu parles seul, le son de ta voix perturbe mes rêves. Va[7] dormir. »
Le jeune homme saisit l’arme de son crime, referma ses doigts sur le sceau ciselé dans le verre bleu et sentit un délicieux frisson parcourir tout son être. Son cœur cognait dans sa poitrine tant il était heureux !
« Pas avant que vous n’ayez pris[8] votre remède, Majesté. Vous savez bien que je suis responsable de votre santé. »
Pendant huit ans, huit ans d’exil, huit ans loin d’elle, il avait attendu ce moment.
« Très bien, très bien. Si je bois, disparaîtras-tu ? »
L’assassin acquiesça, les yeux plongés dans ceux du vieux roi.
« Oui, Votre Majesté, je m’en irai[9]. »
Un sourire de connivence aux lèvres, le roi hocha la tête en se disant que la jeunesse avait mieux à faire que de veiller un mourant[10]. Tlys approcha la coupe et versa avec précaution le poison dans la gorge du vieil homme qui, soudain, repoussa le vin. Ses doigts crochus agrippèrent la main de l’assassin.
« Traî…Traître !» articula-t-il difficilement.
Sa gorge enfla affreusement, sa langue battit l’air dans sa bouche béante, sa tête bascula en arrière.
« À moi, la gar… ! »
Le sang remonta jusqu’à ses lèvres, noya ses paroles, ruissela sur son menton.
« Les rives du fleuve se rapprochent, Votre Majesté. »
Son corps entier fut parcouru de violentes convulsions, les traits de son visage se tordirent comme si un poing rageur avait froissé sa peau ; mais ses yeux… ses yeux, eux[11], ne disaient rien. Ils ne parlaient ni de douleur ni de colère ; ils fixaient les pierres grises du plafond sans protester. Le vieux roi, dans ses derniers instants, préparait son âme au voyage qui l’attendait.
Enfin, il ne bougea plus. Sous la couverture défaite, il gisait, inerte, les deux bras repliés sur le haut de son corps. L’assassin tendit une main, effleura de ses doigts les lèvres figées dans un rictus de souffrance, remonta le long des rides du nez jusqu’au regard vide et ferma les yeux du mort. Il sortit de sa besace[12] en cuir une bougie verte comme les feuilles printanières, faite de résine et pourvue d’une mèche en coton. Avec lenteur, il l’approcha de la bougie que le roi avait posée[13] sur sa table de chevet : une bougie en cire, ronde et blanche, dont il ne restait plus qu’une pauvre flamme agonisante. L’assassin alluma sa bougie en résine puis, la tenant bien droite, il écrasa la mèche presque éteinte : la petite flamme disparut sous la cire chaude.
« Tout commence maintenant » fit-il dans un souffle.
Cette mort était la première pierre, le point de départ d’un nouveau monde. La première pierre ? Non, pensa l’assassin. Tout avait commencé bien plus tôt que cette nuit d’été. Car tout avait commencé là-bas, à Relfien, par quelques mots prononcés par un homme devant ses fidèles réunis ; ou du moins, c’était ce que racontait la légende. En fermant les yeux, l’assassin entendit la douce voix de sa sœur s’élever, résonner dans ses souvenirs d’enfance ; elle était là, présente à ses côtés comme lorsqu’elle s’agenouillait près de lui, quand il dormait, pour lui raconter des contes et des légendes. Comme à cette époque qui lui semblait si lointaine, sa voix l’envoûtait, le charmait et l’emportait vers les rivages du passé ; quel bonheur c’était de l’entendre !
« Il y a mille ans de cela », racontait-elle, « quand le Mal et ses Démons ravageaient les Territoires d’Ĩss, quand tous les Hommes étaient des esclaves, trainés dans la poussière et dans la honte, un héros se dressa contre le despote et se révolta en disant :
« Je jure sur mon âme que les Hommes seront libres et heureux. Je jure de vaincre le tyran quels que soient[14] les sacrifices ou les épreuves. Et peu m’importent les années que cela prendra, je jure que son règne et sa vie s’achèveront sous mes lames. »
Il se nommait Irinos. On disait que son âme était forte, qu’il avait le cœur d’un guerrier et, déjà, la volonté inflexible d’un roi. Pendant de longues années et malgré les défaites, malgré les doutes, il mena les rebelles jusqu’à un soir neigeux d’hiver où, dans la cour supérieure du palais de Relfien, il provoqua le fléau à un duel à mort. Aucun de ses plus fidèles capitaines ne pensait qu’il survivrait au combat et pourtant… il tint son serment. Irinos Le Grand terrassa le Mal, avant de redonner leur liberté aux Hommes.
À la fin de sa vie, après un règne prospère et conscient que, bientôt, son âme rejoindrait le fleuve sacré, il confia à chacun de ses fils un morceau de sa terre. Ygried, le plus courageux, devint le souverain du royaume du nord, Cymirlias. Tveris, le plus opportuniste mais aussi le moins aimé des trois frères, reçut le royaume désertique d’Aarsie. Loth, le plus valeureux et le favori, régna sur les riches terres de Lusilière. Avant que le dernier soupir ne leur ravisse[15] leur père, les trois frères entourèrent le roi et prêtèrent serment de toujours s’entraider.
Hélas, enseignent les sages, le cœur des Hommes est rempli de rancune, un désir insensé de puissance aliène leur âme. Peu de temps après que les cendres d’Irinos aient été dispersées au vent, Ygried et Tveris, jaloux que les abondantes ressources de Lusilière ne leur soient pas revenues, rompirent leur parole et attaquèrent les partisans de Loth. Le conflit dura de nombreuses saisons jusqu’à ce que, sur la plaine de Relfien, la plus grande bataille connue de l’Histoire n’ensanglante les Territoires d’Ĩss. Aujourd’hui encore, si longtemps après la trahison des deux fils d’Irinos, la terre de Lusilière est rougie par le sang des guerriers.
Au cours de cette bataille qui dura tout un jour, Loth remporta une écrasante victoire. Mais alors qu’il tenait Ygried et Tveris à sa merci, alors qu’il avait l’occasion de venger l’offense que ceux-ci lui avaient faite, il refusa de revenir sur son serment et, oubliant sa rancune, il laissa la vie et leur royaume à ses frères qui rentrèrent chez eux pour vivre dans la honte.
La paix s’installa sur Ĩss, une paix telle que les Hommes n’en avaient jamais connue. Personne ne contesta plus la force et la bravoure de Lusilière ; Cymirlias la Pacifique devint le refuge des érudits ; Aarsie fut le pays des commerçants. Ainsi, grâce à l’héroïsme d’Irinos le Grand et de Loth le Valeureux, un équilibre se créa, et les Hommes vécurent chaque jour nouveau dans la joie et l’insouciance. »
Un bruit tira l’assassin de sa rêverie. Derrière la fenêtre, un corbeau noir comme la nuit croassait, ses ailes sombres battaient l’air ; il observait avec attention la scène qui se déroulait de l’autre côté de la vitre. Quand l’assassin s’approcha, il s’envola. Le jeune homme le regarda disparaître dans les ténèbres puis murmura, comme si l’oiseau avait pu l’entendre :
« Quelle belle histoire, cette légende… quel tissu d’idioties. »
Il reposa la coupe de vin à moitié pleine sur la table basse, jeta un dernier regard sur le corps sans vie du roi, plaça les bras nus du cadavre sous la couverture.
Un sourire sardonique apparut sur ses lèvres crispées. Malgré tous les talents de conteuse dont sa sœur faisait preuve, Tlys n’aimait pas les légendes car il les savait écrites par les rois pour satisfaire leur propre ambition et leur refus d’admettre les erreurs qu’ils avaient commises. Les Hommes oubliaient si facilement après tout, ils préféraient se souvenir d’histoires à raconter aux enfants.
La fin de cette légende était fausse. L’assassin savait que, quand tous les habitants niais des Territoires pensaient vivre dans la paix et l’illusion, la traîtrise avait gagné en assurance et pouvoir. Dans l’ombre, son maître avait dressé des pièges, et ce n’était plus qu’une question de saisons, peut-être de jours, avant que ceux-ci ne se referment sur les familles royales de Lusilière et de Cymirlias.
L’assassin quitta la chambre à pas feutrés, emportant la bougie ; il referma la porte derrière lui.
CHAPITRE 1 : INITIATION
An 1000 de l’ère d’Irinos,
Premier jour de l’été.
Au palais de Relfien, capitale de Lusilière.
Seize longs printemps avaient passé depuis sa naissance et pourtant, Ilia ne se trouvait pas différente de la veille, quand elle était encore considérée comme une enfant. Elle n’était pas devenue plus intelligente ou plus belle : son visage bruni par le soleil, son nez fin et discret, ses lèvres craquelées par la récente sécheresse n’avaient pas changé. Comme à leur habitude, les boucles de ses épais cheveux roux cachaient les fines épingles qui les retenaient et quelques mèches rebelles retombaient dans son dos nu. Elle n’avait pas grandi non plus[16] : de taille moyenne, elle conservait ses fines jambes et son torse plat. Aucunes formes voluptueuses de femme n’étaient apparues pendant la nuit, la jeune fille gardait un corps sec d’athlète et une poitrine d’enfant.
La seule différence que l’héritière voyait entre ce jour-là[17] et un autre était la poudre épaisse qui recouvrait entièrement son visage. Ses yeux vert émeraude[18] disparaissaient complètement sous un large bandeau de poudre noire tandis que, sur sa peau dorée, le fard sombre s’étendait des paupières jusqu’aux sourcils et s’allongeait sur les tempes, s’amincissant pour dessiner deux cercles incomplets sur le haut de ses joues. Un double trait naissait à la base de chaque oreille et teintait le cou d’un motif circulaire jusqu’à la limite basse du visage.
Ilia savait qu’en ce jour d’été son maquillage n’était pas le changement le plus important. Elle commençait un nouveau cycle et devenait adulte ; elle gagnait le droit de mourir, assurée de voir son âme, désormais plus forte que celle d’une enfant, se réincarner dans une nouvelle vie. Surtout, elle pourrait passer l’épreuve du couronnement dès l’automne prochain et enfin porter fièrement le sceau de Lusilière comme son père avant elle.
Debout au centre de sa chambre, face à un miroir aux rebords ondulés, elle acheva en silence ce qu’elle avait entrepris quelques minutes plus tôt : recouvrir avec minutie l’ensemble de son corps nu de fins cercles inachevés. Quand elle put se détourner de sa tâche, elle lança un coup d’œil inquiet au soleil, qui assommait de sa chaleur les habitants de Relfien en ce jour d’été : elle était en retard.
Sa nourrice arriva en courant ; elle portait, dans ses mains épaisses, un panier d’osier lourdement chargé. Ilia remarqua que, malgré le grand jour, elle était habillée comme à son habitude d’une longue tunique blanc cassé[19], aux pans plissés et irisés de jaune ; elle avait passé sur le vêtement un gilet écru aux manches mi-longues, fermé par une rangée de boutons sur le côté gauche. Elle portait pour seuls bijoux des pendants accrochés à ses oreilles, composés de trois perles rouges enfilées sur un fil d’argent. Sur sa poitrine se balançait une fiole aussi ronde que la tête d’un petit oiseau, remplie d’un mystérieux élixir.
« Tu ne voulais pas porter du vert pour célébrer mon initiation ?
-Votre Altesse, vous savez bien que je ne pourrai pas assister à la cérémonie. Mais je penserai chaque seconde à vous, en priant que les dieux vous soient généreux. »
Initiée elle-même depuis presque vingt ans, Litci était une femme de taille moyenne. Les hanches arrondies, elle avait de longs cheveux bruns qu’elle portait noués derrière son cou et tressés aux extrémités. Son visage était carré, ses yeux marron clair et ses pommettes hautes. Dans son sillage, l’air s’emplissait d’une délicate odeur de fleurs d’oranger : c’était son parfum préféré, elle le préparait elle-même.
Avec un grand sourire pour celle qu’elle aimait comme sa propre fille, Litci déposa son panier sur le lit ; elle en sortit une dizaine de longues tuniques cérémoniales qu’elle étala devant l’héritière.
« Pas le temps de choisir, chère nourrice » lança Ilia sans y jeter un regard. « Mille pets de porc ! Je suis en retard…
-Altesse, vous jurez trop. »
En riant, Ilia déposa un baiser sur sa joue.
« Donne-moi n’importe laquelle, je dois me dépêcher. »
Litci sourit, les mains sur les hanches, résignée à ce qui allait suivre.
« Et bien, en voici une. »
Elle tendit à Ilia une fine robe en lin bleu foncé et une ceinture dorée. Celle-ci y jeta un coup d’œil, fronça les sourcils, haussa les épaules, soupira, puis accepta la tunique d’un air contrarié. Elle l’enfila ; la tunique était large et recouvrait son corps élancé de jeune fille des épaules jusqu’aux pieds. Elle noua ensuite la ceinture autour de sa taille mince, rajusta le décolleté sur ses seins menus et se dirigea vers un coffre grand ouvert.
Abasourdie que les habituelles longues minutes de tergiversions sur la couleur des tuniques n’aient pas eu lieu, la nourrice en fit la remarque, un sourire taquin aux lèvres. Tout en se chaussant de mocassins brodés, sortis du désordre qui régnait dans le coffre, Ilia lui répondit :
« Je suis une femme maintenant, je ne peux plus perdre de temps avec ces enfantillages. »
Elle ajouta, d’un air plus sincère et plus triste :
« Si seulement toutes mes envies folles pouvaient disparaitre en ce jour si attendu ! Malgré tous mes efforts, je crains de ne pas être devenue plus raisonnable, ni plus tolérante envers les traditions qui sont censées décider de mon avenir. »
La nourrice passa une main dans ses cheveux d’un geste tendre.
« Il n’y a rien de mal à être vous-même, Altesse. Vous ne devriez pas écouter ce que disent les partisans de vieilleries… Ils ont tort de vous faire la morale car ils ne voient plus le monde avec justesse, tant leur regard est figé dans le passé. »
Ilia se baissa, saisit dans sa main droite un peu de la poussière rouge qui jonchait le sol et s’en aspergea les cheveux, comme elle avait l’habitude de le faire chaque jour.
« Qu’ils aient tort ou pas, ces vieilleries dicteront de plus en plus ma vie » dit-elle en écartant de son visage quelques mèches rebelles. « Et il faudra bien, qu’un jour, j’apprenne à renoncer si je ne veux pas m’épuiser à me battre contre des torrents plus forts que moi.
-Je vous connais : renoncer n’est pas dans vos habitudes, vous êtes trop têtue ! »
Ilia laissa échapper un rire, puis jeta à la hâte un dernier regard vers le miroir : elle n’aima pas la vision qu’il lui renvoya.
« Dépêchons, nourrice, il est déjà tard. »
La salle de Tys Lune, au nord du temple de Relfien, était décorée aux couleurs de la maison royale de Lusilière. Entre les bassins circulaires remplis d’une eau cristalline, le sol était recouvert d’épais tapis vert sombre portant les armes de la famille : un sabre Ung, représentant le courage et la valeur au combat, ainsi que l’Arbre d’Hoe, dessiné sous la forme d’une graine à trois racines, qui symbolisait la faveur exceptionnelle des dieux dont bénéficiait le pays.
Ce même arbre se dressait dans l’ouverture laissée par le demi-amphithéâtre à ciel ouvert et toisait de sa divinité toute l’assemblée. Ses branches en bois dur ondulaient vers le ciel comme les vagues d’une mer calme ; il s’y balançait de longues feuilles[20] d’un vert très clair, couleur de feuilles qui tombent sans jamais avoir vieilli. Son tronc noir charbon, recouvert d’une écorce lisse, était plus haut que dix hommes et plus large que vingt catapultes. En corolle autour de ce tronc massif, les racines s’enfonçaient dans la terre couverte d’herbe, comme des tentacules ; çà et là, elles réapparaissaient puis finalement, elles plongeaient profondément dans le sol jusqu’à atteindre le fleuve souterrain, où elles s’abreuvaient au liquide qui y coulait et qu’on nommait l’Hoe. L’arbre était le gardien du fleuve : c’était lui qui observait les âmes des morts rejoindre le courant et tenter de le remonter jusqu’à sa source. Au cœur de son feuillage poussaient[21] des fleurs dorées aux pétales légers, semblables à des plumes d’oiseau. À chaque mort, l’arbre célébrait l’arrivée d’une âme par l’éclosion d’une fleur. À chaque naissance, une fleur tombait sur le sol.
Majestueux, l’Arbre d’Hoe balançait ses longues feuilles au rythme du vent, comme si aujourd’hui était un jour semblable aux autres. Tranquillement indifférent, l’arbre sacré était le témoin de tous les bonheurs et de tous les malheurs des Territoires d’Ĩss depuis le début du monde. Déjà, il y avait mille ans de cela, ce gardien impassible et silencieux ignorait les prières des Hommes, tandis que le Mal répandait impunément la terreur.
Des trois royaumes, sa sève puisée dans le fleuve sacré restait le liquide le plus précieux, mais aussi le plus convoité ; car fortement dilué, l’Hoe pouvait faire oublier les peines et donner l’illusion d’une joie parfaite. Son absorption restait cependant le privilège des sages et des servantes du temple, la famille royale elle-même ne pouvait y prétendre qu’une fois par an, lorsque les grandes prières du pèlerinage d’automne commençaient. L’état de félicité pure était, en effet, la parfaite condition pour prier Tys Lune, déesse lumineuse, et Na Eor, dieu maléfique, de conserver l’équilibre du monde et le Cycle. L’extase avait toutefois un prix élevé pour ceux qui ne pouvaient s’en détourner car, absorbé pur et en trop grande quantité, le liquide sacré donnait instantanément la mort.
En ce jour de célébration et de joie, l’Hoe ne servirait point aux prières : il allait imprimer à même la chair de celle qui devenait femme son entrée dans le monde des initiés. Pour l’occasion et malgré la chaleur étouffante, l’ensemble du Conseil royal s’était réuni dans le demi-amphithéâtre de Tys Lune. Les quatre conseillers, aussi gras que leur hypocrisie était grande, s’alignaient nonchalamment sur les gradins de pierre, en s’éventant avec leurs deux mains ; leurs gestes étaient néanmoins si peu énergiques qu’ils ne pouvaient rien contre la sueur qui étalait ses tâches sur leurs riches tenues et qui ne manquait pas d’attirer les mouches. Derrière eux, la cour tout entière conversait gaiement, en faisant de grands gestes pour appuyer l’importance de chaque mot prononcé. Les voix piailleuses des dames répondaient à celles des chevaliers avec empressement, et l’or de leurs bijoux scintillait avec tant de force sous le soleil que les fines broderies de leurs habits passaient inaperçues.
Il y avait là le chevalier de Rosalf, un jeune homme aux beaux atours qui servait régulièrement d’ambassadeur entre Lusilière et Aarsie. La saison dernière, ce grand blond aux yeux gris, au nez aquilin et au corps fin, avait hérité de son père mourant à la fois son titre et sa maîtresse. Courtois, grand cavalier et excellent danseur, il séduisait facilement, parfois d’un seul sourire, toutes les filles de chevaliers à qui il racontait ses exploits. Malheureusement pour ses projets, son charme ne fonctionnait pas sur la reine régente Dala, et ses espoirs de voir s’agrandir le territoire familial étaient restés vains.
Assis à sa droite, le chevalier d’Ulkat et sa mini-cour, constituée de nobles des berges du fleuve Lenwĩn, échangeaient les derniers résultats des combats d’esclaves annuels qui se déroulaient à Etvana, la capitale d’Aarsie.
« Ah, si seulement nous pouvions[22], nous aussi, nous amuser autant dans notre propre pays ! » regrettait la dame Faldea, une jeune femme séduisante d’une vingtaine d’années.
« C’est une réflexion osée, ma chère » répondit sa mère. « L’esclavage a toujours été interdit à Lusilière et je crains que sur ce point-là, notre future reine ne soit intransigeante.
-Vous croyez ? C’est encore une petite fille.
-Elle ne changera pas.
-Que d’inquiétudes inutiles ! » intervint le chevalier d’Ulkat en souriant sous sa moustache. « Elle n’est pas encore reine. Ne nous parlez pas de sujets si fâcheux, le soleil suffit à grignoter notre bonne humeur ! Quand je pense que je pourrais être dans mon palais, les pieds dans l’eau fraîche de cette nouvelle fontaine, une véritable merveille que je me suis fait construire… »
La mère de la dame Faldea se tourna vers lui.
« Hélas, Chevalier », lui répondit-elle d’un ton amer, « que cela vous plaise ou non, elle est l’unique héritière de sa famille et elle deviendra reine au premier jour de l’automne. Si seulement sa mère avait pu donner naissance à un garçon, un vaillant et fier guerrier[23] de Lusilière, qui aurait rendu à notre pays son aura de gloire ! Mais non, l’étrangère, cette femme frigide, avec sa façon si masculine de donner sèchement des ordres, n’a pas pu éveiller suffisamment de désir chez le nym roi pour nous donner le fils que nous attendions. Mes amis, je suis déçue, voyez-vous… J’étais proche du nym roi avant qu’il ne choisisse l’étrangère, et je vous avoue qu’il n’était pas insensible à mon charme d’antan. Je n’ai jamais compris sa décision ! Pourquoi partager son âme avec ce désert humain venu d’Aarsie, cette étendue si aride qu’elle n’a pu enfanter qu’une fille. Quelle honte tout de même… rien qu’une fille !
-Et quelle fille ! » renchérit la dame Faldea. « Une vraie peste qui ne sait pas, comme sa mère, tenir la place qui lui convient. Vous rappelez-vous de quand elle était petite ?
-Hélas oui !
-Elle avait peur des épées et des chevaux, elle ne parlait[24] qu’à son chat blanc et, quand elle s’adressait au roi, ce n’était que pour se plaindre des enfants qui ne lui plaisaient pas ! Jusqu’à ses huit ans, elle a été impossible. Et après… après, il lui a pris l’idée d’humilier les garçons au combat et à la course, et d’une petite fille gâtée elle est devenue un garçon manqué ! »
L’assistance éclata de rire.
« C’est vrai ! » lancèrent plusieurs voix.
Curieux d’en savoir davantage sur ce qui rendait si joviaux ses compatriotes, le chevalier de Rosalf s’invita dans la conversation. Il ignora le regard langoureux de la dame Faldea et raconta d’une voix légère son anecdote préférée :
« Lorsque son père, sachant qu’il était gravement malade, l’a nommée[25] du bout des lèvres son héritière, je me suis rapproché d’elle. Nous nous entrainions ensemble aux sabres Ung et à l’arc. Un soir que la pluie commençait à tomber, nous nous sommes abrités sous un des grands parasols de la cour du palais du milieu. Alors qu’elle tremblait de faiblesse et de froid, épuisée par notre duel, elle m’a confié qu’elle rêvait d’avoir une sœur et qu’elle priait les dieux de bien vouloir exaucer son souhait. Je lui ai demandé : une sœur, pas un frère, un futur roi ? et elle m’a répondu : non, les garçons sont méchants et cruels. Et puis… j’ai trop peur d’eux.
-Trop peur d’eux ? » persifla la dame Faldea, en pouffant avec toute l’élégance dont elle était capable.
Les chevaliers furent moins discrets et rirent à pleine gorge… jusqu’à ce qu’une voix derrière eux leur lance :
« Chevaliers, avant de moquer votre future reine, peut-être devriez-vous vous rappeler qu’aucun de vous n’a jamais remporté un combat face à elle ? Il est trop facile de vous[26] esclaffer pour oublier combien votre orgueil a été blessé par vos défaites à répétition. »
En entendant ces mots, les chevaliers et leurs dames se tournèrent vers le seigneur Drenka, surnommé le seigneur Épervier à cause de son regard perçant et de son animal de compagnie, un rapace des plaines de Jyrsac. Assis les jambes croisées, vêtu d’une chemise ocre et d’un pantalon beige, il caressait son animal d’une main et, de l’autre, tapotait son genou avec impatience. Profondément offusqué par ses paroles, le chevalier de Rosalf s’écria :
« Vous oubliez votre place, Seigneur Drenka. Comment osez-vous insulter ceux dont le sang est plus pur que le vôtre[27] ?
-Toujours les mêmes arguments, Chevalier. Toujours cette fierté ridicule quand on sait que vous n’arrivez pas à manier vos deux sabres en même temps. »
Le visage du jeune homme s’empourpra[28].
« Vous…
-Chevalier, j’ai été votre maître, l’auriez-vous oublié ? Je sais de quoi vous êtes capable et, surtout, de quels talents vous êtes dépourvus ! Ce sang qui vous donne votre titre ne vous apporte pas sur un plateau, malheureusement pour vous et pour Lusilière, l’énergie et l’adresse nécessaires à tout bon combattant. »
La main serrée sur son poing gauche, le chevalier se leva d’un bond, prêt à provoquer l’insolent en duel. La dame Faldea ouvrit de grands yeux.
« Chevalier, calmez-vous. »
Il n’écouta pas son conseil.
« Espèce de roturier ! » lança-t-il. « Vous naissez dans la boue et ne gagnez les faveurs royales qu’en jouant avec vos sabres comme des gamins avec des bouts de bois ! Vous sentez encore la crasse des bas-quartiers et la souillure de vos prostituées de mères. Pouah ! »
Il lui cracha au visage. Le seigneur Drenka se leva à son tour, l’épervier juché sur son épaule mais, avant qu’il ne puisse s’élancer sur l’homme qu’il regardait comme le fauve fixe sa proie, une main se posa sur son bras.
« Seigneur Drenka, n’en avez-vous pas assez de toutes ces querelles ? »
C’était la main et la voix du chevalier d’Ulkat.
« C’est une question à poser à votre protégé.
-Il est jeune, pardonnez-lui.
-Mon fils est jeune, lui aussi, il connait pourtant la définition du mot « respect ».
-Vous êtes un père heureux !
-Je le suis, et je ne veux pas que mes enfants aient honte de moi. C’est pourquoi, après une telle insulte, j’attends des excuses, ou mes sabres parleront à ma place.
-Acceptez les miennes, Seigneur Drenka. »
Le chevalier de Rosalf voulu protester, le visage rouge de colère.
« Chevalier, cette affaire ne vous concerne pas.
-Tenez votre langue, jeune homme, si vous ne voulez pas vous battre aussi contre moi. »
Le seigneur Épervier sourit devant la mine déconfite de celui qui l’avait insulté avec tant de véhémence et qui se taisait à présent comme un fils devant son père ; il fit un bref signe de tête au chevalier d’Ulkat puis regagna sa place.
Le chevalier de Rosalf déglutit, haussa les épaules et se rassit. Personne, à la cour, ne s’opposait au chevalier d’Ulkat.
« Ah, quelle chaleur insoutenable » maugréa ce dernier. « Et comme je les envie, eux que le soleil ne brûle pas… »
Il désigna d’une main les sages du temple qui, vêtus de leurs humbles habits de prière, venaient de prendre place près de l’entrée ombragée de la salle de Na Eor. À leur gauche, sans armes mais en tenue de combat, les prêtresses guerrières barraient l’accès aux lourdes portes d’airain, tandis que des danseuses aux longs cheveux noirs faisaient chanter les grelots de leurs chevilles ; elles récitaient des charmes protecteurs pour que le courroux du dieu maléfique demeure dans la salle sombre, où brûlait le feu et luisait la terre. Il n’était pas invité aux célébrations du jour, seule la lumière devait briller sur la jeune héritière du trône.
Ilia s’avança entre les bavards hypocrites et les dévoués, d’un pas fier et rapide. Osmosen, le Grand Mage du temple, l’attendait derrière le bassin circulaire central et, comme elle s’approchait, elle crut voir un sourire d’encouragement passer sur son maigre visage. À la droite du vieil homme, Dala, reine régente et première prêtresse du royaume, celle que la cour appelait l’étrangère, fixait sa fille de son regard sévère. Ilia avait beau chercher dans sa mémoire, elle n’avait pas un seul souvenir de sa mère en train de lui sourire.
Ses pieds touchèrent l’eau du bassin ; elle était froide et lui arrivait aux genoux. Réprimant une envie furieuse de se plonger totalement dans l’eau pour rafraîchir son corps, Ilia se plaça au centre, devant le reflet de l’arbre sacré qui s’étendait sur la moitié du bassin, tandis que deux servantes de Tys Lune habillées de longues tuniques blanches la rejoignaient, en serrant chacune contre leur poitrine une jarre de terre ocre. Les deux femmes brunes, aux cheveux tressés dans le dos, se tinrent légèrement en retrait.
Ilia ferma les yeux. Elle pria Lusilière de lui donner la force nécessaire pour surmonter l’épreuve à laquelle elle allait être soumise. Sous ses doigts qui effleuraient la surface du bassin, elle sentit l’écho du ricanement de sa terre.
« C’est vrai, Lusilière n’aime pas les faibles » pensa-t-elle.
Osmosen leva une main vers la lumière du soleil, les psalmodies et le brouhaha des discussions cessèrent ; on entendait plus que le bruit du vent caressant les branches de l’arbre sacré. Le Grand Mage fit signe à un homme debout derrière lui.
De petite stature, les lèvres charnues, l’homme tenait sous son bras droit une tablette dont il allait se servir pour découvrir le nom de celle qui avait porté l’âme d’Ilia dans une autre vie. Lorsqu’il fut à quelques pas de l’héritière, elle put distinguer les formes souples et arrondies qui occupaient la moitié de son instrument, ainsi que les formes géométriques aux lignes droites qui se resserraient près des angles. En haut à gauche, les rectangles alignés les uns contre les autres lui rappelaient les colonnes de la salle du trône et les arbres raides de la forêt de Luslir.
Ilia jeta un coup d’œil au ciel d’un bleu parfait, tandis que[29] le devin sortait une craie blanche. À son tour, il scruta le ciel de ses yeux habitués à déceler les nuages, même lorsque ceux-ci n’ont pas de forme physique. Qu’allaient-ils lui dire, eux qui étaient éternels et qui gardaient la mémoire du passé contrairement aux Hommes ? Le devin commença à tracer, avec lenteur et parcimonie, des contours sur la fine tablette en ardoise. Dans un alphabet compliqué que seuls quelques initiés pouvaient lire, il écrivait le nom que tous attendaient en silence.
Ilia sentit l’impatience lui nouer le ventre. Depuis qu’elle était enfant, elle espérait être la réincarnation d’un homme, d’un héros, et faire ainsi taire les commentaires acerbes de sa cour. Elle avait toujours fermement cru que son âme avait habité un guerrier célèbre des légendes de Lusilière. Pourquoi pas Irinos Le Grand ? Ou Loth Le Valeureux ? Ou le vaillant Yvren, choisi par Tys Lune pour affronter le Démon du Vent ?
Le devin murmura un nom à l’oreille du Grand Mage, qui leva un seul sourcil, un air sceptique qu’Ilia lui connaissait bien… c’était celui qu’il prenait quand elle était saisie d’un fou rire pendant ses interminables sermons.
Le dos tourné à l’arbre sacré, les mains tendues vers la jeune fille, Osmosen déclara calmement :
« Ilia de Lusilière, ton âme a achevé le chemin d’une vie et d’une mort. Elle est née autrefois sous le nom de Syena, a péri sur ces terres et a rejoint l’aval du fleuve sacré. Elle a remonté ses courants jusqu’à la source de la vie ; puis, laissant à l’oubli ses souvenirs d’autrefois, elle s’est réincarnée en toi, Ilia de Lusilière. Son cycle s’est achevé en même temps que ton enfance. En ce jour, un nouveau cycle commence. »
Syena… Jamais encore Ilia n’avait entendu ce nom. Elle n’appartenait pas à une famille royale ; peut-être à une lignée de chevaliers ou de seigneurs ? Ilia regarda Osmosen, qui venait de faire signe à son assistant que le rituel d’initiation pouvait commencer ; elle se promit de lui demander dès que possible des renseignements sur cette femme… qui n’était pas une héroïne de légende. Malgré son immense déception, la jeune fille parvint à se maîtriser et à garder un visage impassible : réagir différemment aurait donné une trop grande satisfaction aux hypocrites qu’elle devrait bientôt diriger.
Entre deux de ses doigts filiformes, Osmosen saisit une baguette légère, longue comme un bras. Le cœur d’Ilia se mit à battre plus fort, ses muscles se raidirent sous la tension. Elle était prête, elle en était certaine. Pourtant, comme un animal qui sent venir le chasseur meurtrier, elle tremblait : un sombre pressentiment rodait de façon inquiétante dans ses pensées, sans qu’elle ne comprenne pourquoi, et la faisait frémir comme un courant d’air en plein hiver.
« Ilia, fille de Dala et d’Aeklin, princesse héritière du royaume de Lusilière, écoute tes devoirs ! Protège ta famille. Sois forte pour les plus faibles. Veille à l’équilibre de ton monde. Partage ton âme, transmets ta force et nourris le Cycle. Rejoins-nous. Oublie l’enfant, renais femme. Devant tous et sous le regard des dieux ! Ilia, deviens Gardienne de Vie ! »
Les servantes détachèrent la ceinture en or tressé de la jeune fille, firent tomber sa tunique en lin, remplirent leur jarre et lavèrent son corps, effaçant les cercles incomplets de son maquillage qui symbolisaient son enfance perdue. Avec douceur, l’une d’elle versa de l’eau dans ses mains, et Ilia retira elle-même la poudre noire qui cachait son visage. Sa jeunesse coulait le long de ses joues comme des larmes, puis sur son ventre et sur ses jambes ; elle disparaissait dans l’eau pure du bassin.
Éblouie par le soleil, la jeune fille cligna des yeux. Elle avait achevé le cycle de Syena et le sien commençait, ce qui signifiait que son âme serait immortelle. Celle-ci renaitrait à la source du fleuve dans des centaines d’années, bien après que la jeune fille ait rendu son dernier soupir. Dans cet autre temps, son âme habiterait un corps différent mais toujours, Ilia en était certaine, elle resterait farouchement accrochée à ce pays, les griffes toutes enfoncées dans la terre de Lusilière.
Que dirait-elle, la personne des âges futurs, lorsqu’on lui annoncerait qu’Ilia avait porté son âme avant elle ? Serait-elle fière de la guerrière qui avait régné sur Lusilière ? Ou aurait-elle honte de cette femme à qui l’on avait donné une couronne royale à défaut d’un enfant mâle, d’un autre héritier ? Pendant quelques secondes, Ilia se prit à rêver à son nom prononcé dans les légendes racontées aux enfants :
« Ilia de Lusilière a accompli de si grands exploits qu’elle a gagné le respect de tous les Territoires d’Ĩss » diraient les sages aux écoliers du temple.
L’héritière secoua sèchement la tête ; il lui semblait entendre à nouveau le ricanement de sa terre. Elle venait d’avoir seize ans et, jusqu’ici, toute occasion de se distinguer ailleurs que pendant ses entraînements ou lors de tournois lui avait été refusée ; sa mère lui avait même interdit de parcourir les terres de son pays, terrorisée à l’idée de faillir à son devoir de Gardienne de Vie. La jeune fille se jura que son devoir à elle ne deviendrait pas une peur maladive. Elle savait que, si ses enfants venaient à périr avant leurs seize ans, leur âme serait trop faible pour remonter le fleuve sacré et disparaitrait pour toujours, mais elle ne deviendrait pas comme sa mère, si anxieuse, si dévouée à protéger la vie de cette fille à qui elle ne donnait pas d’amour, et tout cela au nom de son devoir envers le Cycle.
Ilia respira l’air chaud de l’été à pleins poumons, elle sentait sa liberté approcher à sa portée, prête à rompre de son souffle puissant les liens maternels qui entravaient ses gestes. Dans quelques instants, elle serait libre.
Elle vit qu’Osmosen était prêt. Nue dans la lumière du soleil au zénith, elle s’avança vers lui, la tête haute, puis se mit à genoux en lui présentant son dos. Alors qu’une servante versait sur sa peau une huile végétale à l’odeur entêtante, pour l’aider à supporter la douleur, Ilia contracta l’ensemble de ses muscles.
« Lusilière rejette les faibles » se répéta-t-elle.
Osmosen trempa la baguette en bois qu’il tenait entre ses doigts dans un vase contenant le liquide sacré. Il déclara alors d’une voix forte :
« Protège le Cycle, Gardienne de Vie ! »
Respirer. Serrer les dents. Ilia se promit qu’elle montrerait un courage sans faille malgré la douleur. Elle perdit son regard dans l’eau pure du bassin et attendit. Mais le Grand Mage semblait aussi nerveux qu’elle : il fit tomber la baguette d’un geste brusque. Il s’excusa, confus, et la ramassa en se baissant avec une facilité étonnante pour son âge. Sans faillir cette fois, il posa la pointe de l’objet sur la peau de la jeune fille, la cala entre les deux omoplates, puis fit couler le liquide sacré en dessinant rapidement un cercle complet. Ilia sentit des milliers d’aiguilles lui ouvrir la chair et se mordit violemment les lèvres. Surtout ne pas crier !
L’Hoe brûlait son dos, son corps entier ; chaque parcelle de son être agonisait sous son feu. Étouffant un gémissement, elle serra les poings ; elle sentait les ongles de ses doigts s’enfoncer dans sa chair. Le souffle coupé, la tête baissée vers l’eau tranquille du bassin, elle se recroquevilla légèrement sur elle-même, les yeux fermés pour ne pas voir ses bras trembler. La douleur ne passait pas, elle restait, lancinante, prisonnière de son corps ; elle remontait jusqu’à son visage comme si Ilia avait pu la vomir. Autour de la jeune fille régnait le silence, tous regardaient attentivement leur future reine immobile, agenouillée et crispée au bord du bassin. L’héritière inspira profondément et ouvrit les yeux. Elle surprit le regard perçant de sa mère, debout face à elle, détourna aussitôt le visage. Trop tard… La reine régente avait vu les fragiles et silencieuses larmes de souffrance qui sillonnaient ses joues, rougies par la douleur ; un dédain à peine voilé recouvrait le visage de Dala tandis qu’Ilia se relevait, chancelante.
Osmosen rendit la baguette et posa ses mains flétries sur les épaules de l’initiée.
« Puisse Tys Lune vous protéger et Na Eor vous épargner dans le malheur, Altesse. »
À sa droite, Dala ne dit rien.
Dépitée, la douleur maîtresse de chacun de ses membres et la tristesse dans le cœur, Ilia fut rhabillée puis s’éloigna, sans entendre les bravos de la cour qui félicitaient sa défaite. Quand elle passa devant la dame Faldea, elle l’entendit murmurer d’une voix blanche :
« Maigre comme Lianeris, elle sera folle comme le Démon du Vent. »
Bien longtemps plus tard, ces mots lui reviendraient en mémoire comme une prophétie qu’elle n’avait pas su comprendre.