The Egyptian People Seen through the Eyes of Photographer Denis Dailleux
PART 1
Jessica : Denis Dailleux, bonjour et bienvenue sur French Voices ! Alors, vous êtes photographe[1] professionnel et nous allons parler de vos… de vos passions combinées pour la photographie et l’Égypte, en fait. Alors, quand je vous ai contacté, vous m’avez dit : « Oui l’Égypte, mais ce qui m’intéresse, c’est pas le côté pyramides, le côté touristique ». Donc est-ce que vous pouvez expliquer un petit peu quel est votre aspect préféré de l’Égypte ? Pourquoi l’Égypte ? Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui vous y inspire ?
Denis : Alors, premièrement, je suis allé en Égypte en vacances, pour retrouver mon ami. Donc ça, c’était il y a 24 ans…
Jessica : Ouais.
Denis : Donc j’y suis pas du tout allé pour découvrir l’Égypte, comme en fin de compte, la plupart des Français[2]… puisque c’est un voyage qui est fan… qui est très fantasmé… par les Français. Sur… peut-être les traces de Napoléon, des choses comme ça. C’est très fort dans… on va dire, dans l’inconscient collectif français. Moi, c’était pas du tout mon but, c’était juste rejoindre Sherif, que j’avais rencontré un an avant. Et… ce qui s’est passé, c’est que je suis tombé amoureux de la ville, d’une manière instantanée, j’étais un… j’avais pas beaucoup… j’avais pratiquement pas voyagé, en tout cas pas en dehors d’Europe, en dehors de l’Europe. Donc tout m’a fasciné, le bruit, les odeurs… enfin, ça… ça ressemble à une chanson de Zebda. Mais… le bruit, peut-être pas quand même mais… si quand même, si, la prière, c’est quand même absolument fascinant…
Jessica : Ouais.
Denis : Voilà, j’ai été emporté par la ville, évidemment, ça a pas été non plus… je… je venais en vacances, j’ai… je suis allé voir les Pyramides, je suis allé voir tout ce qu’un touriste voit et j’ai très vite compris que il fallait que je revienne pour… pour me perdre dans… dans Le Caire[3], quoi. Voilà, c’est ça ce qui m’a fasciné en fin de compte, c’est le peuple égyptien qui m’a complètement happé et j’en ai fait mon miel[4], si je peux dire.
Jessica : À l’époque, quand vous êtes allé en Égypte pour la première fois, vous étiez déjà photographe ?
Denis : Non.
Jessica : Non ?
Denis : J’étais pas pro… enfin, disons que je… j’étais… enfin, je suis monté à Paris[5] pour être photographe, je n’ai pas réussi parce que c’est très difficile. Et je me suis retrouvé fleuriste pendant 10 ans.
Jessica : Ah ! C’est… ouais, c’est pas la même chose ! Ouais.
Denis : Non, non. Pendant 10 ans, j’ai été fleuriste mais en perdant jamais de vue le fait que je voulais être photographe. Donc ce que j’ai fait, c’est que je n’ai fait aucune concession et que j’ai développé des travaux personnels.
Jessica : Hm hm.
Denis : Qui ont commencé par mon village en Anjou[6], après un travail en banlieue qui sera publié l’année prochaine, et puis l’Égypte. Voilà, ça s’est passé comme ça et… quand j’y suis allé, c’était pas du tout pour faire un travail d’auteur mais j’ai senti la nécessité, j’ai été envahi par ce pays et… j’en ai… voilà, à ce jour, j’ai produit, je sais plus, je crois six livres sur l’Égypte.
Jessica : Hm hm, d’accord. Alors, avant de développer plus en avant sur… sur votre travail en Égypte, quelque chose qui a piqué ma curiosité, vous aviez dit que c’était pas facile de devenir photographe à Paris. Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous voulez dire, quelles sont les… les difficultés particulières ?
Denis : Euh… oh c’est très simple, hein. Il y a… il y a beaucoup de prétendants et très très peu d’élus donc… parce que… peut-être tout simplement, c’est sûrement un des métiers qui fait le plus rêver. Parce qu’on voyage, parce que… on… on peut rencontrer des gens très connus… je sais pas, je dis ça parce que j’ai photographié des stars. J’ai eu moi-même cette fascination. Maintenant, je l’ai plus du tout, ça m’est égal. Mais voilà, c’est… c’est quand même arriver dans un monde qui fascine, euh… c’est à tous les niveaux parce que ça peut même être reporter[7] de guerre.
Jessica : D’accord. Donc vous parliez photographe en agences en fait ? Parce que après il y a plein de petits photographes indépendants[8]… hm hm.
Denis : Oui, enfin, maintenant, ça existe plus, hein. Tous les photographes sont… sont indépendants, qu’ils soient en agences ou… c’est… le métier est vraiment… est des plus durs.
Jessica : Hm hm.
Denis : Donc, c’est très très dur de vivre de sa photo donc j’ai… moi ce que j’ai décidé, c’est que j’ai renoncé à un travail alimentaire pour me consacrer à un autre travail que je connaissais mais que j’avais jamais exercé, c’est fleuriste. Et le week-end et pendant les vacances, je faisais mon travail d’auteur en espérant qu’il serait un jour remarqué. Bon, tant mieux pour moi, j’ai réussi, mais c’était quand même très très difficile, ça a duré 10 ans. C’est 10 ans de… d’une immense solitude…
Jessica : Oh !
Denis : Mais bon en même temps, c’est… pendant ces 10 ans que j’ai… que j’ai créé, visiblement, à peu près des images qui me ressemblent, quoi voilà.
Jessica : Hm hm. D’accord. Ouais. Alors vous êtes donc fasciné par le peuple égyptien que on connaît peu, voire pas. Comment est-ce que vous le décririez ?
Denis : Je décrirais… alors là, je… je vais dire, je vais prendre… il y a un… un roman de… Albert Cossery, qu’était un aristocrate égyptien, qu’a[9] écrit sur le peuple égyptien et qui… qu’a vécu toute sa vie en France, enfin, après avoir quitté l’Égypte assez jeune. Et un de ces plus célèbres romans, qui est absolument génial, c’est « Mendiants et orgueilleux ». Voilà, une espèce de… de… de… c’est… c’est un peuple très étonnant, assez… comment dire ? Avec un grain de folie. Alors, ça c’est vraiment…
Jessica : Hm hm.
Denis : Alors, moi j’aime beaucoup ce grain de folie, c’est beaucoup dans l’excès, c’est beaucoup… ouais, j’aime bien…
Jessica : Dans… dans l’excès ? Vous avez des exemples parce que on… enfin je sais pas, on l’imagine plutôt justement… très posé, peut-être oui fier effectivement ou…
Denis : Non, ils sont pas du tout très posés, non absolument pas. J’arrive…
Jessica : Non ?
Denis : Là, j’arrive d’Iran… je viens de passer 15 jours en Iran[10], j’ai fait un reportage photo, bon j’ai beaucoup beaucoup aimé l’Iran. Enfin, j’ai surtout beaucoup aimé les gens.
Jessica : Hm hm.
Denis : Mais quand je me suis promené dans les quartiers populaires puisque c’est un peu une obsession. Enfin, c’est carrément une obsession pour moi…
Jessica : Ouais.
Denis : D’aller voir là où il y a la vie populaire… bon bah là, l’Égypte m’a manqué quoi. C’est clair que j’ai… l’Égypte m’a manqué parce que… pas de cafés…
Jessica : Ah bon !?
Denis : Aucun… aucun. Donc, ça… ça m’a vraiment saisi. Aucun point de rassemblement. L’Égypte c’est tout le contraire, c’est des cafés partout, c’est des mariages dans la rue, un bruit infernal toute la nuit. Parfois, des rencontres un peu… un peu… (rires). C’est… c’est vraiment… voilà, c’est…
Jessica : C’est vivant quoi ?
Denis : Oh oui ! Ça s’arrête jamais, c’est avec des rencontres incroyables où on peut se retrouver chez la personne assez rapidement ou… on rentre chez les gens, ce qui est à peu près quasiment… absolument impossible quand on marche dans un quartier populaire en Iran. Même si les gens qu’on y rencontre sont absolument délicieux. Voilà, donc j’aime ça, ce que… ce que procure l’Égypte, la musique, ils sont un peu tout… ils sont toujours dans le… ils sont franchement très très souvent dans l’excès… ça peut être insupportable, on peut détester Le Caire. Bon, il faut être en forme, mais moi ça m’envahit plutôt, ça me fascine.
Jessica : Ouais.
Denis : Ça me fascine. C’est un peuple très chaleureux, et qui parle… qui parle. J’étais là pendant la Révolution… j’ai… j’ai… c’est extraordinaire, quoi, de voir un peuple qui débat[11] dans le métro… (rires). C’est… ils sont… même dans le métro… voilà, voir les Égyptiens dans le métro, c’est déjà quelque chose d’incroyable, c’est-à-dire qu’ils sont les uns sur les autres, il y a pas de zones… nous, on… on garde une distance vis à vis des…
Jessica : Une distance inter-personnelle, oui ! Hm hm.
Denis : Ça existe pas, en Égypte. On se touche, on s’entasse. C’est… c’est marrant quoi. C’est…
Jessica : Donc le contact humain au sens propre comme au sens figuré en fait. Denis : Ouais.
PART 2
Jessica : Il y a une constante qui revient dans votre travail parce que d’ailleurs, vous vous spécialisez… est-ce qu’on peut dire ça ? Mais vous vous spécialisez dans les portraits.
Denis : Oui. Moi je me sens portraitiste même si je m’aperçois que souvent, ce qui est retenu dans mon travail, c’est plutôt des ambiances, des scènes et…
Jessica : Hm hm.
Denis : Et mon travail commence tout le temps par une rencontre et un portrait, ouais. Parce que c’est vraiment le cœur de mon travail.
Jessica : Alors, pour les auditeurs, que je vais d’ailleurs renvoyer à votre site, je mettrai le lien[12]. Mais… comme ils ne… n’ont pas encore vu vos photos, est-ce que vous seriez capable de décrire un petit peu… leur style ou… est-ce que c’est quelque chose qui est défi/difficile à définir pour vous ?
Denis : Bah je vais plutôt dire ce que me disent les gens…
Jessica : Ouais.
Denis : Je crois… peut-être on me dit que c’est un peu… on me dit que.. voilà, on me dit que c’est très doux. Voilà, c’est ce qui revient souvent.
Jessica : Très doux, hm hm.
Denis : On me dit, oui, qu’il y a de la douceur dans mes images. Après, que je suis un coloriste. Ça, c’est plutôt… c’est plutôt les autres qui me définissent.
Jessica : Hm hm.
Denis : Moi je fais… et après les autres définissent parce que…
Jessica : Ouais.
Denis : Je fais beaucoup avec mon inconscient que je laisse courir et c’est comme ça que je travaille quoi. C’est-à-dire que j’ai… j’ai des références, bon, qui sont d’ordre… on me pose beaucoup la question, est-ce que vous êtes allé dans les musées, pourquoi la peinture revient dans votre photo/dans votre photographie ?
Jessica : Hm hm.
Denis : Moi je réponds, maintenant, je suis allé beaucoup à l’église, enfant. C’est… c’est la seule réponse que j’ai.
Jessica : Hm hm. D’accord, ouais. Euh… les photos que j’ai pu voir de vous avaient, je pense, en commun d’être toutes en format carré, non ?
Denis : Oui.
Jessica : Vous travaillez beaucoup sur le carré ?
Denis : Oui, je travaille exclusivement en format carré. Ouais, avec un vieil appareil, je… je ne suis pas passé au numérique.
Jessica : Ah oui, d’accord. Donc c’est dès la prise de vue que vous obtenez les… le format carré ? C’est pas…
Denis : Oui.
Jessica : D’accord. Ouais, ouais, d’accord. Alors, oui, la douceur, je crois que je peux comprendre ce que les… ce que les gens disent. Peut-être… il y a beaucoup d’émotions qui passent… des couleurs qui sont incroyables. Tantôt très sombres, tantôt très vives, il y a du noir et blanc aussi. Mais il y a des photos qui sont… je dirais le contraire de douces, j’en… j’en ai trouvé quelques-unes qui sont très puissantes parfois, dures même qui… qui dépeignent des réalités… je pense à la série par exemple… des martyrs de la Révolution. Si vous voulez, on…
Denis : Oui, oui, bah… ça me fait plaisir que vous disiez ça…
Jessica : C’est assez dur, oui. Oui, vous voulez expliquer… vous voulez parler de cette série ?
Denis : Bah oui, je… je l’ai faite par nécessité parce que j’étais là pendant la Révolution et que je n’ai pas fait de photos à ce moment-là et que j’ai assisté à la Révolution, alors tous les jours sur la place Tahrir et… et que il y avait des photographes du monde entier qui étaient là et que moi, j’y ai pas fait d’images. Alors, évidemment, il y a eu… à la fin, c’est devenu une douleur, le fait de pas avoir fait d’images…
Jessica : Ah oui.
Denis : Et je me suis… oui, un peu, parce qu’aussi, j’ai un peu oublié que c’était mon métier et que… les gens me l’ont renvoyé et m’ont dit : « Mais pourquoi tu fais pas d’images ? ». Donc… c’est là où j’ai un statut en fin de compte de professionnel.
Jessica : Hm hm.
Denis : Et je voulais qu’on me laisse en paix. Je voulais pas produire d’images à ce moment-là mais je me suis dit, je produirai après.
Jessica : Hm hm.
Denis : Comme j’ai vraiment… pratiquement vu des gens mourir près de moi, ça allait très très vite… et que… j’ai… j’ai vu ces jeunes partir au combat, mourir pour leur pays. Enfin, c’est quand même un truc que je pensais absolument pas vivre dans ma vie.
Jessica : Oui, traumatisant, aussi.
Denis : Ouais, c’était un choc incroyable. Mais en même temps, c’est une énergie folle de voir le courage, en soi.
Jessica : Hm hm.
Denis : J’étais fasciné. Et… par ce courage. Je me suis dit, est-ce que, moi, j’aurais le courage de mourir pour mon pays ? A priori, non.
Jessica : Hm hm.
Denis : Mais je me sentais un peu comme une dette… peut-être que c’est mes origines chrétiennes qui reviennent… je crois. Et… il y a quelque chose de la culpabilité d’être là sans rien faire. Et j’ai décidé de… après, c’est-à-dire que j’ai vu les gens, les garçons parcourir, aller au combat, avec des caissons de bouteille enfin… enfin voilà. Et certains revenaient… c’était la fin pour eux.
Jessica : Caissons de bouteilles c’était leurs armes ?
Denis : Oui, uniquement.
Jessica : Ah ouais, bah c’est… ouais. C’est très basique. Hm.
Denis : Non mais c’est incroyable. Et non, ils avaient rien, hein.
Jessica : Ouais.
Denis : Juste courageux. Et… et je les ai vus après… ces mêmes garçons… certains arriver seulement deux jours après sur la place Tahrir avec la photo de leur ami mort. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que je devais leur rendre hommage. Et j’ai… j’ai… j’ai décidé, grâce à un ami égyptien, de ren/de rencontrer 20 familles pour rendre hommage aux parents. Voilà. Donc ça a été un boulot… bah vraiment difficile.
Jessica : Hm hm.
Denis : Voilà, assez douloureux, avec beaucoup de pleurs[13], avec… enfin, c’était…
Jessica : Alors, comment est-ce que vous avez travaillé avec… avec elles ? Et puis de façon générale, pour… pour réaliser leurs portraits ? Parce que quand on est dans l’ordre un petit peu de… de l’intime, ça peut être difficile de… de se positionner, avec un regard qui… le juste regard qui soit pas voyeur ou instrumentalisé ou…
Denis : Non, je me suis pas posé ce genre de questions parce que… j’ai… pour faire ce travail, j’ai rencontré Mahmoud qui est un… enfin bon c’est très triste comme histoire. Mahmoud est décédé depuis. Et Mahmoud était quelqu’un d’exceptionnel. Mais j’ai rencontré Mahmoud qui avait un… a une sensibilité hors du commun. Et c’est lui qui avait accès à un dossier de famille de martyrs. Et Mahmoud était tellement élégant, avait une classe telle que quand on arrivait[14] chez les gens, c’est lui qui se présentait, c’est… c’est lui… on prenait un thé… c’était… voilà, et on commençait par une interview et tout… c’était… et quand je sentais qu’il y avait trop de… d’émotions…
Jessica : Hm hm.
Denis : Franchement, des fois, c’était vraiment trop. Parce que Mahmoud était perdu, perdait pied… ça a été très compliqué par moments. Et là, je prenais la parole et je disais à Mahmoud, c’est à moi de travailler. Donc moi je recueillais en fin de compte, une émotion, qui était vraiment… faut savoir que je demandais à Mahmoud de quitter la pièce, tout simplement. Et j’étais seul avec les parents, et je faisais mon portrait en silence. Donc c’était très simple parce que…
Jessica : Hm hm.
Denis : Parce que tout avait été préparé par Mahmoud en fin de compte… la… la…
Jessica : D’accord.
Denis : Donc, moi j’intervenais… c’était vraiment… je recueillais ce qui venait de se passer donc… ça s’est passé extrêmement simplement pour moi.
Jessica : D’accord. Oui, alors ça c’est pour cette série… particulière. Parce que vous en avez fait d’autres. Par exemple, alors celle qui est très touchante, la série « Mères et fils ». Donc… bah qui décrit exactement… ce que le titre évoque. Donc une série de mères avec leur… leur fils, qui sont toujours très… très forts, très virils donc il y a une vraie… un vrai contraste entre la mère peut-être plus âgée, presque fragile et puis le fils protecteur et… ceux-là, comment vous les avez… trouvés, ces sujets ?
Denis : Oh tout simplement, je les ai trouvés dans des salles de sport, dans la rue ou… un assistant de compétition de body building, je leur demandais… Non, ça a été une série extrêmement compliquée à mettre en place parce que j’ai eu beaucoup de refus.
Jessica : Hm hm.
Denis : Mais à partir du moment où j’avais l’accord, alors là c’était merveilleux quoi. À partir du moment où le gars me disait : « Oui, viens chez moi », j’ai eu que… des choses… enfin, c’était… c’était extrêmement facile. Les mamans étaient adorables.
Jessica : Hm hm.
Denis : Et étaient très fiers. Et c’était… oui, étonnant, quoi, enfin… Non, là, la difficulté était de trouver des garçons qui… qui… qui disaient oui, c’est tout. Après c’était vachement…
Jessica : D’accord. Donc c’était un démarchage actif.
Denis : Voilà, ça c’était compliqué. Bien sûr que beaucoup m’ont dit : « Pourquoi tu veux faire ça ? ».
Jessica : Ouais.
Denis : « Ma mère porte le niqab ». Après ceci dit, je suis allé chez des ma/chez des familles où la maman portait le niqab et tout s’est très bien passé.
Jessica : Hm hm. Hm hm.
Denis : Non, après c’est vrai le moment de la prise de vue était vraiment… juste fascinant et… et facile.
PART 3
Jessica : Alors, est-ce que vous avez… enfin, la réponse est probablement oui. Mais celles qui vont vous venir à l’esprit… des… des rencontres marquantes que vous pourriez évoquer ?
Denis : Dans cette série ?
Jessica : N’importe. Du… du peuple égyptien et des… personnages.
Denis : Sur cette série, en fin de compte, les plus belles photos et les plus fortes m’ont été offertes par les garçons. C’était assez bouleversant. Parce qu’à un moment donné, j’étais un petit peu perdu dans la prise de vue et… je leur disais en arabe : « Est-ce que t’as une idée, est-ce que tu peux m’aider ? ». Et eux trouvaient l’idée à ma place et ça a… ça a donné les plus belles photos. Et c’est extraordinaire… c’est-à-dire que un qui s’allonge sur les genoux de sa mère, l’autre qui embrasse sa mère, enfin c’était merveilleux. Ça, les prises de vue à ce moment-là, c’était… franchement, assez extraordinaire de voir cet… cet amour qu’ils ont pour leur mère. Bon après tout ça est un cliché du monde arabe, c’est vrai. La mère est un peu souveraine.
Jessica : Hm hm.
Denis : C’est-à-dire que… on ne dira jamais du mal de sa maman. C’est impensable, il y a un respect profond.
Jessica : Hm hm.
Denis : Bon, qu’il y a eu ici et puis peut-être que mai 68 a un peu (rires)… sûrement un peu mis… un peu… comment dire ? Oui, je pense que depuis 68[15], on se permet de… de dire ce qu’on pense à sa mère… enfin, je sais pas si je peux dire ça comme mais…
Jessica : Ouais, ouais, si.
Denis : Et que ici… bon bah, j’ai… j’ai voulu commencer cette série ici, je l’ai pas fait mais j’étais étonné… j’ai demandé à des garçons et la moitié m’ont dit : « Je suis fâché avec ma mère ».
Jessica : Ah bon ?
Denis : Oui, oui. Alors, ce qui est impensable en Égypte, hein.
Jessica : Hm hm.
Denis : On peut pas se fâcher avec sa mère. Ou alors, on ne le dit pas. Mais c’est pas formulé, quoi. C’est impossible.
Jessica : D’accord.
Denis : Oui, on est vraiment dans une autre société… donc franchement c’est… ici, on se permet de… de le formuler. Là-bas, si on a un conflit, on ne le formule pas. Mais… mais alors ce qui est très étonnant par rapport à ça, c’est que beaucoup de garçons m’ont dit qu’ils n’aimaient pas leur père. Mais ça, c’est un classique.
Jessica : Aah d’acc… Mais ils en sont quand même… donc très proches, à jamais dire de mal d’eux ou c’est… plus ouvert et plus tendu quand même ?
Denis : Oui, il y a pas de problème à dire : « J’aime pas mon père », je pense. C’est ce que mon expérience dirait. On peut dire : « J’aime pas mon père » mais on dira jamais… on dira jamais : « J’aime pas ma mère » quoi.
Jessica : Hm.
Denis : À moins que ce soit[16] vraiment quelqu’un de très méchant, évidemment mais… on… le père, on peut se permettre parce que évidemment… cette génération de pères… bon, c’est… ils ont souvent abandonné le foyer, ils sont au café, ils… voilà, la génération actuelle ira beaucoup moins au café et s’occupera plus de ses enfants, j’en suis sûr, c’est différent. Mais oui, il y a un petit problème où… bah voilà, le… le machisme du père, le père qui laisse en fin de compte la mère gouverner au sein de… de la famille.
Jessica : Hm hm.
Denis : Ce qui fait que évidemment, au final, bah les garçons sont beaucoup plus…
Jessica : Les liens sont moins… moins proches, ouais.
Denis : La maman… mais tout ça est en train de bouger. Mais c’est… c’était comme ça avant, ça c’est sûr.
Jessica : Hm hm. Alors, vous avez mentionné donc travailler toujours sur l’argentique.
Denis : Ouais.
Jessica : Euh… donc ce qui limite un petit peu le nombre de prises de vue par rapport au… donc à ceux qui sont passés au numérique ou peut-être ils vont faire des centaines ou milliers de prises de vue pour avoir une bonne photo.
Denis : Ouais, mais ça, ça existe pas. Parce que…
Jessica : Non ?
Denis : Non, ça, ça marche pas. Ça, ça n’a jamais existé et… et en plus… bon maintenant, je suis en train de faire attention parce que malheureusement, les pellicules deviennent de plus en plus chères et que professionnellement, je vais un peu dans le mur. Mais… j’ai tendance à faire trop de photos. À trop shooter[17] quand je… quand je travaille.
Jessica : Hm hm.
Denis : Donc là, le prix des pellicules étant de plus en plus cher, bon je suis en train, en ce moment, vraiment de revoir ma manière de photographier… à cause de ça. Ce qui peut être très bien pour moi au final mais… non, en tout cas, ça n’existe pas de faire plein de photos pour en avoir une de bonne. Ça, ça a jamais existé. Non.
Jessica : Non, non ? D’accord. Donc qu’est-ce qui vous donne envie de… particulièrement, de… de déclencher, de prendre une photo ? Qu’est-ce qui… qu’est-ce que vous ressentez, également, quand vous prenez une photo ?
Denis : Ça me fascine. C’est sûrement le moment que je préfère. En général… enfin, voilà, je fais des photos… je suis photographe pour peut-être uniquement ça. Le moment où… bah ça me permet de sortir de moi, ça me permet de m’oublier. Ça me paraît… ça me permet d’être… j’ai l’impression d’être connecté au monde, d’être complètement vivant. Ouais, c’est qu’il y a quelque chose que… que je peux pas tout à fait décrire mais… quand je sens l’alchimie[18] se faire, je suis fasciné par ce moment, vraiment. C’est-à-dire que j’ai l’impression que j’embarque l’autre avec moi, c’est quelque chose de l’ordre de l’osmose… peut-être même des fois, je dirais qu’il y aurait presque un rapport sexuel dans la photographie. Mais… ouais, c’est un peu un viol, c’est… mais bon avec l’accord de l’autre donc… on se permet de fouiller dans l’autre donc je trouve ça fascinant.
Jessica : Hm hm. Bah c’est-à-dire que vous figez, vous prenez, vous immortalisez…
Denis : Oui.
Jessica : Une seconde de la vie d’une personne.
Denis : Mais en même temps, c’est-à-dire que c’est un petit peu vicieux, la photographie, enfin si je peux me… je sais pas si c’est le bon mot mais… c’est-à-dire que quand même, on se permet de se réapproprier le monde et… et on y met beaucoup de soi, quoi. C’est-à-dire que on… c’est… c’est là où je dirais qu’il y a quelque chose de… de l’ordre de… je sais pas si je peux aller jusque là mais… de l’ordre sexuel. C’est-à-dire que on… on prend le monde quoi.
Jessica : Hm hm.
Denis : Quelque chose comme ça. Et on se l’approprie. Alors, c’est assez fascinant quoi. Mais bon, on est un peu… en même temps, ça c’est quand une… la photo vient. Mais je peux pas en dire beaucoup plus parce que c’est compliqué, c’est…
Jessica : Bon, c’est un sentiment très… très fort.
Denis : Oui, d’appropriation du monde, je dirais.
Jessica : Oui. Ouais. Est-ce que vous avez remarqué… enfin, non, vous en avez remarqué probablement mais… quels… quels changements particuliers vous avez remarqués[19] en Égypte depuis que vous y allez, donc sur ces 27 ans dans la… dans la société égyptienne ? Peut-être les mentalités etc., qu’est-ce qui vous a frappé ?
Denis : Euh il y a… alors, je pense que j’ai… par rapport à ça, j’ai pas voulu voir la réalité pendant longtemps parce que j’ai décidé que j’aimais par-dessus tout le peuple égyptien, c’est une décision et que… que je voulais pas passer mon temps à… à critiquer, à… vous voyez…
Jessica : Oui.
Denis : J’étais aussi dans une société qui me fascinait et je prenais ce qui me fascinait.
Jessica : À casser cette image de rêve en fait.
Denis : Oui, peut-être, peut-être.
Jessica : Hm hm.
Denis : Mais en même temps, ça m’amenait… ça m’amenait autre chose mais… peut-être que j’ai pas voulu voir à quel point la société se radicalisait par rapport à l’islamisme.
Jessica : Hm hm.
Denis : Cette bigoterie[20] ambiante. J’ai peut-être pas voulu la voir ou ça m’arrangeait pas. À un moment donné, j’en ai fait le constat, ça m’a rendu triste de voir que bon bah, pfff, il y avait des niqabs de plus en plus, que tout ça… à un moment donné, c’était un constat. Quand même, assez affligeant. Mais la Révolution a… a amené beaucoup. Pour le moment, elle est… elle est en… en sourdine malheureusement. Et il y a plus de Révolution et on est complètement en… en arrière par rapport à la Révolution. Mais ça a quand même permis à une jeunesse de dire que c’était possible, ça a permis à des jeunes de… de changer. Déjà physiquement, d’être plus… moins dans des codes, moins dans des stéréotypes. Et… je pense aussi évidemment, profondément, de… de se permettre de dire ce qu’ils pensent à leurs parents. Pour certains, de dire que : « Voilà, moi je suis athé, je ne pense pas comme toi ».
Jessica : Hm hm.
Denis : C’est très violent en Égypte et qu’était pratiquement impensable avant la Révolution.
Jessica : Ça a désinhibé un peu alors ?
Denis : Complètement.
Jessica : Ouais, ouais.
Denis : Alors, ça, en cela, c’est une réussite totale et ils ont vu… ils ont… ils ont été courageux, ils appartiennent à… alors que leurs parents étaient résignés et… et ils se sont faits… c’est très fort quoi.
Jessica : Hm hm.
Denis : Donc, ça on pourra jamais l’enlever. Et je pense que… voilà, ils disent les choses. Et autant filles que garçons.
Jessica : Hm hm.
Denis : C’est vraiment un truc… c’est toute une…
Jessica : L’émancipation d’un peuple que vous avez pu… dont vous êtes le témoin en fait.
Denis : Ah oui, oui, ça c’est magnifique.
Jessica : Ouah ! Bah alors sur ce beau message, je pense qu’on va boucler et puis… donc on a eu le plaisir des oreilles… pour celui des yeux, bah peut-être vous pouvez donner votre adresse de site internet directement.
Denis : Ah bah c’est simple, c’est mon nom de famille tout simplement, c’est www.denisdailleux.com .
Jessica : www.denisdailleux.com . Donc je mettrai le lien. Et puis allez voir… allez voir les photos parce qu’elles sont vraiment magnifiques, très très fortes en émotions. Denis, je vous remercie beaucoup pour votre temps et puis bah je vous souhaite bon… bonne continuation dans vos… dans vos projets, donc dans vos séries, dans vos livres et de prendre encore beaucoup, beaucoup de plaisir dans la réalisation de vos images.
Denis : Merci.
Jessica : Merci beaucoup, au revoir.
Denis : Au revoir.